Dopage d'une fausse critique

en français              in English          Avril 2005

Essai pour un vrai débat sur le maljournalisme

Le Monde, Charlie Hebdo et l'indifférence au maljournalisme

La critique fondée, argumentée, basée sur des faits, est une marque de sensibilité, le contraire du mépris. «Qui aime bien châtie bien» est un des dictons les plus populaires en France. Il est alors difficile de comprendre certains articles stigmatisant tout observateur critique de la presse, parus à l’occasion de la sortie de l’essai Du journalisme en démocratie. Les éloges pour ce livre de Géraldine Muhlmann, présenté comme une critique de référence des médias, manquent d’éléments pour justifier tant d’adoration. Du coup, ils sont doublés de propos insultants et globalisants pour les auteurs qui ont vraiment dénoncé des cas de maljournalisme.

 L’universitaire Muhlmann est devenue une bonne cliente des médias ces derniers mois, de RTL á L’Humanité en passant par France Culture et France 3, opinant dans une série de débats sur l’actualité politique. Ses propos souvent justes ne l’empêchent pas d’avoir publié un essai qui – malgré ou à cause de ses références prestigieuses allant de Platon, Kant, à Sartre, et même à Baudelaire – n’apporte pratiquement rien à la réflexion sur le rôle du journalisme dans la Cité aujourd'hui. Son travail a probablement quelques points d'intérêt en tant que réflexion sur les idées de ces grands auteurs. Mais on cherche la pertinence et l’impertinence derrière ses propos vagues et abstraits sur le «journalisme idéal» qui consisterait à «décentrer pour faire voir les points de vue ‘autres’ ». Muhlmann semble prendre pour modèle les grands reporters, parmi lesquels le journaliste approximatif que fut Albert Londres. Or la notoriété de ces figures est souvent entretenue par une mythologie trompeuse, et ils ne représentent qu'une partie infime d'une profession baignant surtout dans la précarité.

Les ambitions de la philosophe, de se démarquer d'une «critique pamphlétaire» et stérile du maljournalisme, sont louables et bienvenues. Mais Muhlmann généralise et succombe à la mauvaise foi et au simplisme, faute de précision. Elle attribue une dimension essentiellement antidémocratique à beaucoup de travaux antérieurs au sien, sans que l’on comprenne pourquoi. Les fausses critiques qui dérivent de ses constats, éloignés de la pratique journalistique et établis depuis une tour d’ivoire, ne sont elles pas moins démocratiques? Le regard de Muhlmann sur des essais comme Les nouveaux chiens de garde de Serge Halimi, par exemple, manque souvent de nuances et de précision. L’universitaire exploite l’idéologie et l’inévitable partialité qui sous-tend ces essais (… Bévues de presse inclu) pour ignorer leurs interrogations sur la culture journalistique française, tout particulièrement (*). En se complaisant sur le terrain des idées, elle prête des intentions à un Halimi au lieu de rebondir sur les faits incontestables qu’il rapporte.

L’analyse de Muhlmann s’apparente à une critique gastronomique qui se citerait Aristote ou Lavoisier, Cuvier ou Einstein, sans jamais se référer aux plats servis actuellement dans les restaurants, ou aux aliments produits dans les usines. Il n’y a aucun arrêt sur le contenu de journaux dans ses 347 pages, aucun retour sur la qualité des enquêtes et des articles, un détail qui a échappé à ses thuriféraires... L’ouvrage, dérivé d'une thèse de doctorat, reste au niveau des idées, ce qui n'est pas un mal en soi. Ses laudateurs ont cependant commis une escroquerie intellectuelle en l’imposant comme une critique majeure du journalisme.(**)

Dans Le Monde (2 avril 2004), par exemple, Nicolas Weill le présente comme «une contribution qui pourrait bien se révéler indispensable». Son compte-rendu, intitulé «Le journalisme au-delà du mépris», a été publié dans le supplément littéraire du quotidien. «Pourquoi avoir précisé ‘pourrait bien?’», on a envie de lui demander. Weill ajoute que le livre de Muhlmann ne sombre pas dans la «stratégie d’évitement [qui] permet aux imprécateurs de ne pas aborder la question des relations entre l’espace public et le journalisme». On rétorquera que la philosophe a abusé d’une tactique plus facile d’évitement de coups, en ne mentionnant aucun exemple de grain de sable journalistique dans les démocraties actuelles, et notamment la française.

Emporté dans sa passion, Weill impose aussi plusieurs nouveaux synonymes à notre langue. Désormais, au lieu de «critique» (du journalisme) il faudra dire aussi «mépris», voire même «antisémitisme». Eh oui, Bévues de presse est un ouvrage antisémite, comme le prouvent probablement certaines dénonciations de son auteur… Le journal du soir n’a pas été en reste puisque Edwy Plenel a remis une louche de flagornerie dans son éditorial du Monde 2 (9 avril). Il emploie les mots «méticulosité» et «exhaustivité» pour qualifier un travail campé dans l'histoire des idées, ce qui a évité à Muhlmann de se salir les doigts avec du papier journal.

Ces deux articles du Monde constituent de nouveaux exemples de promotion malhonnête d’un ouvrage, dont la valeur intrinsèque compte peu dans le contexte des guéguerres personnelles parisiennes. A l’instar de la Une du quotidien «de référence» mettant en avant le médiocre Rappel à l'ordre de Daniel Lindenberg contre «les nouveaux réactionnaires», à la fin de 2002, ils sont à ajouter dans la liste des dopages littéraires déjà dénoncés par Jean-Philippe Domecq et Pierre Jourde. Mais Le Monde n’est pas le seul, et dans le cas Muhlmann, d’autres prescripteurs ont rebondi sur son ouvrage pour pouvoir lancer une flèche corporatiste aux «imprécateurs».

Philippe Corcuff s’y est attelé sans finesse dans Charlie Hebdo (14 avril), pour pouvoir dénigrer ainsi le livret Informer sur l’information publié par ses frères ennemis bourdieusiens (le «Petit manuel de l’observateur critique des médias» des associations Acrimed et PLPL). Contrairement à Weill et Plenel, ce philosophe fervent admirateur des paroles d’Eddy Mitchell titille un peu Muhlmann dans son compte-rendu de l’essai. Mais il reste dans le domaine de la critique d’en haut, peu méchante, juste un appel à ne pas oublier les apports de Spinoza dans la définition du journalisme actuel…

Sur un autre plan, Corcuff jette le bébé avec l'eau du bain en évitant de relever la richesse du manuel d’observation critique, mis en parallèle avec l’ouvrage de Muhlmann. Or il s’agit surtout d’un guide de recommandations pratiques et utiles pour juger efficacement la presse (***). Ce que n’a pas fait Muhlmann justement, ses 347 pages étant dénuées d'exemples précis tirés des journaux pour appuyer son discours. Ce tour de force a permis à Du journalisme en démocratie de gagner sur deux tableaux: passer pour une critique des médias aux yeux de Charlie Hebdo, du Monde - ainsi que Libération et Le Nouvel économiste - sans analyser et  froisser un seul de ces journaux.

Cette indifférence de l'auteur et de ses admirateurs trahit un certain mépris pour la réalité et les fautes de la presse (****). «Qui ne châtie pas n’aime pas», pourraient méditer ces adeptes de la critique qui ne critique pas.

 

(*) On peut reprocher aussi à l’essai de Muhlmann son absence de distinction entre critiques plutôt politique, surtout pamphlétaire ou avant tout prosaïque de la presse. Les nouveaux chiens de garde se situe sur le terrain de la pression financière et néo-libérale tandis que La face cachée du Monde est plutôt une attaque ad hominem d’un journal, et Bévues de presse une critique des contenus.

(**) Bévues de presse a droit au reproche inverse, de ne pas se référer à des théories de la démocratie, mais cet ouvrage n’a pas la prétention d’être un essai de philosophie politique. Son approche empirique de la presse, délibérée, permet même d’éviter le piège des postures claniques.

(***) Le Manuel est parfois redondant dans ses exemples et ses cibles, revenant plusieurs fois sur la mal-information face aux grèves, ou bien sur les fautes du Monde contre pratiquement rien sur celles du Figaro. Mais ses conseils pratiques sont extrêmement pertinents, notamment dans la partie qui expose de façon réaliste comment s’organiser pour devenir un bon observateur des médias.

(****) On constate de façon récurrente la même indifférence à la qualité des articles dans les pages médias des journaux. Au même moment où paraissaient ces éloges de Muhlmann, Le Monde consacrait une page entière à la diffusion dans la PQR, laquelle connaît une baisse moyenne spectaculaire (6 avril). A la lecture de cette longue enquête, la qualité des articles des journaux régionaux et leur valeur ajoutée éditoriale n'est pas un élément d’explication de ce profond déclin!

 

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