Le prix Albert Londres n'immunise pas contre le maljournalisme

Précédente Accueil Remonter Suivante

 

Essai pour un vrai débat

sur le maljournalisme

 

Albert Londres était un mauvais journaliste, ou du moins, il n'avait pas les qualités professionnelles que l'on doit attendre du reporter le plus encensé en France. Le prix le plus prestigieux de la presse française porte son nom parce que cette profession ne se remet pas assez en cause. Certains lauréats ont aussi montré par leur manque de rigueur qu'ils ne méritaient pas tant d'honneur, eux non plus. Peut-on faire les mêmes constats aux Etats-Unis au sujet du label "Joseph Pulitzer"?

 

1) Rebonds sur des propos entendus sur Europe 1 et France Inter

[NB: ce texte est suivi d'une réprobation d'Olivier Weber; le site du Stalker a également rebondi sur cet échange]

Quelques jours avant l'annonce du prix Albert Londres de 2005, Europe 1 a consacré une émission très instructive à ce grand voyageur présenté à tort comme modèle du journalisme d'investigation. Jacques Pradel y interrogeait Olivier Weber, lauréat de 1992 et journaliste au Point. Anne Nivat, qui a reçu le prix en 2000, témoignait également sur les retombées positives de cette récompense pour sa carrière (elle lui a en effet permis d'être embauchée par Libération, après avoir fait ses papiers primés sur la Tchétchénie en tant que pigiste).

L'émission était moins intéressante par sa pertinence que par ce qu'elle reflétait des mythes entretenus de la culture journalistique française. Entre les mots d’Olivier Weber, on comprenait qu'Albert Londres ne peut pas être considéré comme une référence d’un point de vue professionnel. Mais toutes les aspérités du personnage étaient retournées à son avantage avec parfois des contorsions très surprenantes. Exemples:

-- Albert Londres a travaillé comme agent secret du gouvernement français dans certains reportages (en Russie et en Grèce notamment)? C'était par patriotisme, commentait Olivier Weber à un moment, tout en désapprouvant ce type de double emploi.

-- Albert Londres a été un précurseur en traitant la question de l'antisémitisme? On ne s'interrogeait pas comment en 1929, dans son récit Le juif errant est arrivé, il a pu ignorer la menace qui pesait sur l'Allemagne à quelques années de l'arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir.

-- Les enquêtes d’Albert Londres laissaient beaucoup de place à l'imaginaire, à la théâtralité? Cela lui permettait d'aller plus au fond de la vérité, soutenait le «grand reporter» du Point de façon répétée.

-- Albert Londres était un grand journaliste parce qu’il se déplaçait beaucoup, longtemps et loin, des Balkans à Cayenne? On ne se demandait pas pourquoi ses exploits ont été si peu associés à la réalité sociale de la France métropolitaine.

On peut multiplier les exemples de ce portrait si idyllique. Olivier Weber insistait également sur l’éthique, critère essentiel des jurés du prix Albert Londres selon lui. Des propos curieux quand on sait comment a enquêté l’un d’entre eux au cours de sa carrière (voir plus bas dans l'extrait résumé de Bévues de presse).

 

France Inter remettait cela le lendemain dans son émission de début d’après-midi 2000 ans d’Histoire. Patrice Gélinet y recevait Pierre Assouline - le biographe d’Albert Londres – avec Annick Cojean, lauréate de 1996 et journaliste au Monde. On passait du stade de l’indulgence corporatiste sur Europe 1 à celui de la flagornerie compassée sur France Inter.

Les deux émissions avaient pour point commun – comme dans 99% des notes sur Albert Londres… – d’introduire le personnage en rappelant ses deux dictons de «la plume dans la plaie» et de la «ligne du journal/ du chemin de fer» (retrouver sur Google). Dans le site Internet de l’émission comme à l’antenne, Patrice Gélinet confondait rails et stylos en évoquant un «fer dans la plaie», mais on était surtout interloqué par les propos ou les silences de ses invités.

Pierre Assouline s’est gardé de signaler, comme il le fait (un peu) dans sa biographie, les pratiques professionnelles contestables du reporter imposé comme une référence du journalisme français. Les éloges aveugles - ou artificiellement appuyés – d’Annick Cojean pour Albert Londres étaient encore plus déroutants. «J’ai d’abord de l’admiration pour Jean-Claude Guillebaud», précisait aussi la rédactrice du Monde, en se référant au chroniqueur du Nouvel observateur, également lauréat de 1972 et thuriféraire d’Albert Londres. En ne remettant pas en cause le style d’écriture et les méthodes d’enquêtes du reporter «et mauvais poète» des années 1920, en le présentant aussi comme un modèle de l’école américaine du «narrative journalism», Annick Cojean illustrait deux fautes majeures du journalisme: l’absence d’esprit critique et le mensonge sous fond de chauvinisme et de corporatisme.

Ces deux émissions d’Europe 1 et de France Inter étaient assez uniformes sur le ton et sur le rappel des prouesses journalistiques d’Albert Londres. Mais on pouvait y relever certaines divergences aussi révélatrices que l’impressionnisme de ses reportages. Selon Olivier Weber, Albert Londres est mort bloqué dans sa cabine, dans un bateau qui a coulé à son retour de Chine. «Il voulait sauver ses notes de reportage et refusait de quitter le navire avant de les avoir récupérées» estime le rédacteur du Point. Pour Pierre Assouline, en revanche, le reporter-voyageur a tout simplement sauté à l’eau et s’est noyé car il ne savait pas nager.

L’écran de fumée sur la qualité des enquêtes «londoniennes» et le brouillard sur les circonstances de cette mort ont contribué à créer un mythe entretenu et structuré par le prix. Le corporatisme ambiant et le manque de repères du journalisme à la française ont fait le reste. Les «vérités» assénées et incontestées pendant ces deux heures d’émissions de radios – tout comme dans la grande majorité des colloques où Albert Londres est encensé - ne constituent pas seulement des cas de maljournalisme. Elles montrent surtout, de façon inquiétante, comment dans des bulles intellectuelles ou historiques certains médiacrates s’intéressent peu à la valeur des reportages et aux réalités actuelles de leur corporation.

 

COURRIEL D'OLIVIER WEBER (ENVOYÉ LE 20 MAI)                Objet : Droit de réponse

Monsieur,

Je découvre avec stupeur votre texte sur le net concernant l'émission de Jacques Pradel sur Europe 1 consacrée à Albert Londres et à laquelle j'ai participé. Votre article est scandaleux, de mauvaise foi. Je demande donc un droit de réponse et une rectification.

Le mal journalisme, en l'occurrence, est de votre fait!

1) Vous insinuez que j'ai défendu les actions d'Albert Londres en Russie.

C'est faux. Vos propos sont hors contexte. Il est évident que je condamnais ces pratiques.

2) Tout aussi critiquable est votre analyse sur la question de l'antisémitisme. Albert Londres a vu la montée en puissance du régime nazi qu'il a vilipendé. Il parle des "crocs aryens" dans son livre. Visiblement, vous dissertez sans vérifier vos sources. Plus grave, vous ne lisez même pas les textes!

3) La théâtralité dans un reportage n'a jamais interdit l'expression de la vérité, bien au contraire. Là encore, vous déformez les propos tenus par les membres du prix Albert Londres. Les reporters, de la Bosnie à l'Irak, de l'Afghanistan au Rwanda, prouvent ainsi leur courage tous les jours. Doit-on vous rappeler que plus d'une cinquantaine d'entre eu ont été tués en 2004? Doit-on vous rappeler que Florence Aubenas avec son guide Hussein sont toujours détenus en Irak, alors que vous glosez tranquillement dans votre fauteuil sur "les mythes de la presse française"? Votre attitude est non seulement scandaleuse, mais aussi abjecte.

4) Vous insinuez que les membres du jury du prix Albert Londres, présidé par Henri Amouroux de l'Institut, manquent d'éthique. C'est exactement le contraire: le jury s'évertue chaque année à défendre une déontologie, une éthique de la presse. Ce en quoi vous êtes fort éloigné, certes. Votre texte remet donc en cause les principes déontologiques de l'association et du prix, ce qui est très grave.

Je transmets  votre texte à l'association du prix pour intenter une éventuelle action juridique sans excuses de votre part dans les plus brefs délais. J'ai obtenu une cassette de cette émission dont j'ai transmis une copie à mon avocat. Il est évident que votre attitude est diffamatoire.

Recevez, Monsieur, l'expression de mes salutations distinguées,

Olivier Weber

Ecrivain, grand reporter, Président du prix Joseph Kessel

 

RÉPONSE DE JP TAILLEUR

Bonjour Monsieur,

Je ne vois pas où est le scandale. Les éloges appuyés des travaux d’Albert Londres me semblent ridicules, et je me suis tout simplement permis de l'écrire. Le scandale, c'est qu’ils ne soient pas accompagnés de débats contradictoires dans les médias traditionnels. Cette complaisance alimente une vision tronquée du journalisme et contribue à éviter toute interrogation sur la sous-information qui caractérise souvent la démocratie française.

Je réponds aux quatre points :

1) Avec Jacques Pradel, sur Europe 1, vous avez fait référence aux missions du reporter Albert Londres pour le gouvernement français, en particulier «des repérages en URSS pour les éventuels assassinats de Lénine et Trotski». J’ai noté que vous y avez vu une «fibre patriotique». Mais vous critiquez ce type de pratique de manière générale, je le reconnais bien volontiers et le précise en conséquence dans le texte.

2) J'ai lu Le juif errant est arrivé, contrairement à ce que vous inventez. Albert Londres ne s'attarde pas vraiment sur la question de l'antisémitisme en Allemagne, ce qui constitue un défaut majeur de son récit, je confirme ce commentaire. Cela étant, son témoignage sur les persécutions, la misère et le retour en Palestine avant l’Holocauste a une valeur historique indéniable. Ce récit est bien plus instructif, mieux travaillé, que Le chemin de Buenos Aires par exemple (un texte qui informe mal sur l’Argentine de cette époque, contrairement à ce que vous avez dit sur Europe 1).

3) Je ne sais pas que répondre à ce commentaire. Mêler les malheurs de Florence Aubenas à cette discussion – et laisser entendre qu’elle pratique elle aussi le journalisme de théâtralité - est indécent et affligeant.

4) La question du statut d’Henri Amouroux ou de tout autre journaliste me paraît également hors de propos quand il suffit de juger sur pièces des articles. Je me suis assez longuement attardé dans Bévues de presse sur le maljournalisme d'un des jurés et lauréat du prix Albert Londres. Le fait qu'il bénéficie encore du label attribué aux «grands reporters» français est regrettable, et le jury ferait preuve de plus de déontologie en commençant à s’interroger sur la qualité de ses enquêtes publiées.

Mes constats ou commentaires n'ont pas la prétention de constituer un tableau uniquement descriptif des pratiques journalistiques. Ils peuvent être à charge, en réponse à certaines contrevérités assenées par les porte-voix de la presse française. La divergence des points de vue est nécessaire, en effet, à l'exercice de cette profession et à sa reconnaissance.

Le ton et le contenu de votre courriel me semblent malheureusement illustrer ce que j'ai exposé dans mes deux livres, au sujet d’une presse hostile par principe à des débats essentiels sur ses méthodes d’enquêtes. Nous avons chacun nos arguments, issus de présupposés différents, qu’il est utile de présenter à des lecteurs libres de leurs choix interprétatifs. Vouloir interdire ce type de discussion, c’est être contre la liberté d’expression.

Cordialement,

Jean-Pierre Tailleur

 

2) Extrait adapté du chapitre II de Bévues de presse :

Le chemin de Buenos Aires, un des fameux récits d’Albert Londres, consacré au proxénétisme français dans l’Argentine des années 1925, offre un exemple de reportage particulièrement affligeant. Ce livre d’une centaine de pages est un condensé de maljournalisme, en effet, écrit par un enquêteur qui condamnait la prostitution tout en faisant la promotion du métier de maquereau. Albert Londres y collectionne aussi et surtout les approximations et les omissions sur un pays et une ville où il a séjourné plusieurs mois, dans une sorte de «Loft» intellectuel: il ne s’est visiblement pas intéressé au contexte socio-politique argentin ou même au tango, pourtant né dans ces bordels.

Le «grand reporter» de référence de la presse française était un journaliste impressionniste, une sorte d'autiste du journalisme. Voilà ce que note également Bernard Voyenne dans un brillant ouvrage historique sur «Les journalistes français» (Editions du CFPJ, 1985, en substance): «Albert Londres est certainement celui qui personnifie le plus l'image idéale du reporter. Il n'est pas, en dépit du prix prestigieux qui porte son nom, l'exemple à donner en tous points aux jeunes journalistes d'aujourd'hui. D'un art fugitif entre tous, sa manière donne un échantillon, qui, de son vivant déjà, était quelque peu obsolète.»

 

Ceux qui continuent d’encenser Albert Londres sont victimes ou complices du manque de débat sur la qualité de la presse écrite. La lecture de quelques enquêtes d'un grand reporter du Figaro, Thierry Desjardins, lauréat puis juré du prix Albert Londres, relevées au hasard, illustre aussi ce maljournalisme à la française que l’on préfère ignorer.

[…]Ce lauréat du prix Albert Londres ne fait aucune citation dans une autre «enquête» d'une page consacrée au «Portugal, l'enfant chéri des subventions de Bruxelles». Seule la parole donnée à un expert, lui aussi anonyme, fait exception. Pour quel type d'institution travaille ce dernier? On n'en sait rien. Il est cité juste en fin de papier, sans précisions sur la crédibilité de ses commentaires. L'ensemble a encore les apparences de l'article rédigé sur dossier. Quel besoin, alors, d'avoir un «envoyé spécial» à Lisbonne comme s'en targue Le Figaro ? […]

Cet arrêt sur les travaux d'un grand reporter français, parmi les plus reconnus, a de quoi laisser perplexe. Il est même arrivé à Thierry Desjardins d'admettre publiquement avoir bidonné une information. C'était pour la rédaction d'un portrait de sœur Emmanuelle: ne voulant pas adresser directement des éloges à l'ex-protectrice des enfants du Caire, il a tout bonnement et simplement cité un Américain sorti de son imagination. Le juré du prix Albert Londres ne s'en cache pas, il en a notamment parlé dans une émission d'Europe 1. Or, que dirait-on d'un policier primé plusieurs fois, reconnaissant sans scrupules avoir dénaturé les pièces d'un dossier? Pourquoi ne s’émeut-on pas de telles pratiques en France?

Un «reportage» intitulé le «Languedoc-Roussillon, la région qui importe des chômeurs», offre un autre cas de ce laisser-aller journalistique. Deux personnes seulement - des élus de droite - y sont nommément citées, en reprenant (ici encore) leurs propos interminables. […]  Tant d'anonymat ne permet pas de montrer au lecteur qu'on a sollicité beaucoup de sources, comme l'exige une grande enquête de ce type, par ailleurs dépourvue de secrets d'État. Ce «reportage» au sud de la France est mal construit, en outre. Il se termine en eau de boudin avec l'envolée sans fin et hors sujet d'un «grand patron» anonyme qui se plaint de la gestion des malades dans les hôpitaux, et du coût de notre système de santé en général.

 

L’approbation des éditorialistes distingués

Que disent les confrères devant tant de manque de rigueur dans l’enquête? […] Un autre journaliste distingué, de la jeune génération, se montre indulgent lui aussi, dans L'Express. Commentant un livre plus récent de Thierry Desjardins, Christophe Barbier relève, certes, qu'il «frise souvent la mauvaise foi» et se montre «parfois plus près de Poujade que de Voltaire». Mais l’éditorialiste de l'hebdomadaire indique que la fin justifie quelque peu «l’art de la grogne» du journaliste du Figaro. Or le style pamphlétaire de celui-ci serait acceptable s'il restait confiné à ses essais et aux pages débats de son journal. Le problème, c'est que certains passages de ses diatribes apparaissent aussi dans les colonnes du Figaro en tant que «reportage».

[Prenons un autre] article publié en une du Figaro, quelques semaines plus tôt, sur les «150000 Français partis faire fortune en Grande Bretagne» pour des raisons fiscales. L'enquête cite une seule source, avec une variante cette fois-ci: le jeune entrepreneur mentionné est, depuis 1996, abondamment cité dans la plupart des articles sur la différence de fiscalité entre les deux pays. […] Le lauréat du prix Albert Londress n'indique pas - en gage de fiabilité de ses informations pour les lecteurs - s'il a contacté d'autres témoins parmi les 149999 évadés fiscaux restants. Thierry Desjardins se garde également de confronter le pour et le contre alors qu'il s'agit du principal article du Figaro de ce jour […]. Comme le reportage de Marianne [cité chapitre I] sur les Britanniques thatchérisés, elle apporte peu d'informations constructives pour des décideurs politiques ou des électeurs responsables.

 

Aucune étude scientifique ne permet de savoir quelle est la représentativité de ces enquêtes bâclées dans les colonnes des grands journaux et magazines français. Elles sont minoritaires, probablement. Pour reprendre l'exemple des Français partant outre-Manche, reconnaissons au Figaro le fait d'avoir également publié des bonnes enquêtes, apportant des nuances sur les avantages fiscaux du Royaume Uni. Il reste que l'indifférence devant la qualité des reportages est consternante. Les médias ne doivent-ils pas balayer dans leur propre profession, avant d'attaquer les juges, les enseignants ou les médecins qui font un travail déplorable dans une proportion probablement équivalente? La tâche est pourtant facile, car elle ne nécessite pas beaucoup d'investigation: il suffit de lire ou d'écouter avec le même esprit critique certains journalistes, notamment parmi les plus respectés.

 

Précédente Accueil Remonter Suivante