Le Canard enchaîné et son indépendance gâchée

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Essai pour un vrai débat

sur le maljournalisme

 

Drapé de l'aura de défenseur du peuple lorsqu'il vilipende certains puissants, Le Canard enchaîné exerce mal le contre-pouvoir qu'on lui attribue. Parce qu'il n'a pas la rigueur et la profondeur du grand journal d'investigation qu'il est supposé être (lire aussi le témoignage de Michel Damien).

 

[Extrait du chapitre III de Bévues de presse:]

 

 Le Canard enchaîné, libre de toute pression publicitaire et franc-tireur a priori insoumis, informe-t-il bien sur les agissements du groupe qui était dirigé par Jean-Marie Messier? Une vingtaine d'articles repérés parmi une centaine de numéros, permet d'en douter. Ses enquêtes superficielles, ses informations trop souvent partiales, partielles ou de seconde main informent mal et n'égratignent pas à la hauteur de ses dénonciations.

L'hebdomadaire satirique s'autofélicite d'être, par exemple, «presque seul de toute la presse» à avoir «souligné les failles» de la gestion de Jean-Marie Messier. Ce commentaire se trouve dans un petit article consacré à un groupe qui va mal parce qu'en «neuf mois, l'action Vivendi a perdu 7,25% tandis que l'indice CAC 40 progressait de 15,47%». Aucun élément constructif sur la stratégie, et quelques mots peu amènes au sujet de «l’imprécision» du Financial Times et sur L'Expansion. Le Canard accuse ce magazine d'avoir, dans ses colonnes, souligné les performances du groupe auquel il appartient. Mais ses enquêtes sommaires, qui dénoncent sans démontrer, sont plus choquantes car personne n'en parle. Le reproche fait au journal financier britannique en devient même cocasse.

L'indépendance gâchée face à Vivendi

Le Canard enchaîné trahit, par des contradictions au fil des semaines, la vanité de ses mises en scène de bribes d'information. En octobre, il annonce une catastrophe pour Vivendi, en résumant à sa façon une étude négative d'un groupe d'analystes du Crédit lyonnais. Huit mois plus tard, il cite une autre référence, Standard and Poor's, qui a émis un avis défavorable sur le management de Jean-Marie Messier. «Jusqu'à aujourd'hui, le groupe Vivendi était considéré stable par cette agence considérée par les opérateurs comme la plus sérieuse» apprend-on. L'hebdomadaire reconnaît ainsi, implicitement, que la crème des analystes ne s'est pas inquiétée de la stratégie de Vivendi, au moment où il dramatisait les réserves des experts du Crédit lyonnais.

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En gestion des ressources humaines, le volatile dénonce un groupe qui «fiche les mauvais sujets et cajole les bons syndicalistes», notamment à la Générale des eaux, la filiale «aquatique». Le Canard enchaîné publie ce qu'il appelle «un document», terme à connotation investigatrice dans le jargon journalistique. On y lit les extraits de fiches d’évaluations négatives mais banales, de salariés d'une «présentation déplorable» ou «peu travailleur[s]». Dans le corps du texte, l'hebdomadaire ajoute que des responsables s’émeuvent aussi des «problèmes psychologiques» ou de «l'alcoolisme» de leurs collaborateurs. Certains représentants du personnel  subissent des brimades, apprend-on aussi, alors que les plus dociles sont très choyés. «La belle-fille d'un chef cégétiste a été ainsi engagée, en quarante-huit heures et sans formalités, à un grade élevé de la Générale des eaux, et l'épouse d'un collègue CFDT travaille dans une direction stratégique», affirme le journal. Il s'agit d'une présentation très «café du Commerce», étayée par des témoignages qui donnent à l'ensemble une odeur de potins.

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Des sommets d'accusations sans preuve et d'imprécision sont atteints lors de la prise de contrôle de l'ex-CGE sur sa filiale Havas. Jean-Marie Messier est présenté comme un prédateur qui, «sans rien débourser», met la main sur «une vingtaine de milliards [de francs]» Il s'agit d'une opération publique d'échange d'actions «selon une proportion - une [du groupe] pour deux [de Havas] - très avantageuse pour lui», explique l'hebdomadaire. C’est possible, mais cette information, telle qu'elle est formulée, est trompeuse, car les actions valent par… leur valeur, et non pas par leur nombre.

L'oiseau n'explique pas, non plus, en quoi et pourquoi des «actionnaires minoritaires qui avaient saisi la justice» se sentent lésés. Il confond également troc et prédation, en laissant entendre que le fait de ne pas débourser de cash revient à ne pas payer. Deux semaines plus tard, le 11 mars, «l'économie» orchestrée par Jean-Marie Messier n'est plus que de «14 milliards», d'ailleurs, déduction faite des «7 milliards» finalement déboursés. Le Canard n'est pas plus explicite sur l'échange d'actions de Havas.

Pour résumer, Le Canard enchaîné n'a rien révélé de pertinent et de constructif sur Vivendi, dans une centaine de numéros passés en revue. Il s'est seulement contenté de prendre le contre-pied mal argumenté de l’excès d'enthousiasme des médias pour Jean-Marie Messier. De plus, la vingtaine d'articles repérés présentent tous des bogues journalistiques. A leur lecture, il faut à la fois en déduire que Vivendi gagne trop d'argent, et que son action ne vaut plus rien, puisque les dégringolades de ses cours s'accumulent.

Tant d’imprécisions et d'informations montées en épingle, donnent la mesure du service rendu par Le Canard enchaîné à une France inquiète de voir de plus en plus de journaux dépendre des pouvoirs de l'argent. Le flou, le manque de données recueillies sur le terrain est tel, que les jets de plumes sont généralement vains. Le fleuron le plus «indépendant» de la presse française peut mieux faire pour être davantage un contre-pouvoir de nos multinationales, que les publications contrôlées par celles-ci.

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Le cas d'André Rougeot, du nom du reporter du Canard enchaîné coauteur de L’affaire Yann Piat, des assassins au cœur du pouvoir, est particulièrement accablant pour l’hebdomadaire. [...] Toutes les leçons journalistiques de ce couac éditorial n'ont toujours pas été tirées, à l’instar de l’affaire du sang contaminé avec Le Monde.

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Que fait Le Canard enchaîné dans ce contexte? Dés la parution du livre - que les patrons d'André Rougeot n'ont pas pu lire avant, semble-t-il - l’hebdomadaire publie la critique, non signée, d’une «histoire qui a, au moins, le mérite du charme romanesque». Selon cet anonyme, André Rougeot «raconte son enquête – inachevée – comme un polar», et «les dialogues sont dignes d’un film noir américain». Le Canard enchaîné semble ignorer qu’outre-Atlantique un scénariste vérifie les informations pour une fiction mieux que ne le fait son collaborateur pour un investigation au cœur du pouvoir…

La semaine suivante, une dizaine de jours après l’éclatement du scandale éditorial, l’hebdomadaire se défend en distillant des contrevérités. Plutôt que d’enquêter sur les erreurs de son collaborateur, il se contente de rappeler les suspicions – légitimes – au sujet des poursuites judiciaires liées à l’assassinat. Le PDG du journal prend même sa plume pour répondre en première page. Selon Michel Gaillard, Yann Piat ne peut pas avoir été mise à mort par «un bistrotier [qui] craignait devoir fermer sa boutique à une heure du matin au lieu de trois». Or le combat de la députée du sud de la France contre les caïds locaux se situait bien au-delà de telles contingences commerciales. Mais Le Canard enchaîné n’en est pas à une omission prés. Dans le même numéro, sur une page entière signée Jérôme Canard, l’oiseau noie le poisson. Il revient sur les éléments les plus crédibles du livre, sur le contexte mafieux du Var, tout en ignorant les accusations qui ont motivé son interdiction.

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Lorsque les auteurs et Flammarion sont, chacun, condamnés à payer une lourde amende ainsi que des dommages et intérêts à François Léotard, Le Canard enchaîné en rend compte spécieusement. L'article, anonyme, est titré «Affaire Piat: une condamnation en attendant le vrai procès». Le prochain jugement des assassins «présumés» sert, là encore, d'alibi pour ignorer la faute des deux journalistes. L'oiseau souligne avec fierté que, selon le Tribunal, ces derniers «étaient en droit de faire part au lecteur des zones d'ombre» de l’enquête judiciaire sur l'assassinat. Au passage, Le Canard enchaîné ajoute un tacle contre l'ancien ministre qui, avec l'argent reçu, «pourra se faire construire un nouveau mur et une nouvelle piscine», en référence à un scandale immobilier reproché à François Léotard.

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André Rougeot a été contraint de quitter Le Canard enchaîné, paraît-il. Mais il est injuste qu'il soit le seul représentant de sa profession dont le nom, avec celui Jean-Michel Verne, ait été entaché par cette histoire. Il y a un lien, en effet, entre les mauvaises méthodes d'enquête qui transpirent d'une partie du livre, et les négligences récurrentes de l'oiseau. Deux articles publiés peu avant le scandale et pris au hasard, montrent qu'il n'y a pas fatalité. Tout juste une conjonction d'incidents qui ont fait que, cette fois-ci, le couac journalistique a été perceptible, avant d'être relégué hors des débats nécessaires sur la corporation.

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Cessons de faire du Canard enchaîné un modèle de journalisme, qui plus est d'investigation. Ses informations sont trop partielles, et mises en forme par une équipe qui ne montre pas suffisamment, faute de volonté ou de compétence, la complexité de la politique et surtout, de l'économie. L'oiseau remplit probablement bien la mission de fou de la République qu'il s'est assigné. Mais ses défauts de fabrication en font un mauvais protecteur des citoyens français contre le pouvoir d'une grande entreprise multinationale, contre les compromissions de la France avec des dictatures ou contre la corruption des élites. Ses envolées au-dessus de l'actualité et son sentiment d'impunité sont les symptômes d'un certain dédain français pour l'information de qualité, recueillie sur le terrain. Un mal culturel aussi profond que les scandales qu'il dénonce avec raison.

(A suivre)

 

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