Montpellier, fin 1998. Réunies dans
une salle du centre de conférences et de spectacles de la capitale
languedocienne, plusieurs centaines de personnes écoutent Ivan Levaï.
Alors directeur délégué du quotidien économique La
Tribune, il s'exprime sur le thème « Entreprises : faut-il avoir
les médias en horreur ? » lors d'un débat qui place la presse en
position d'accusée et pose les entreprises en victimes.
« Prenez Le Revenu français,
qui, dans un long article, recommande à ses lecteurs de ne pas
acheter des actions Michelin, expose Ivan Levaï.
De quel droit peut-on attaquer une entreprise à partir d'une analyse
trop boursière et juridique, sans assez faire référence à sa réalité
industrielle ? »
Le reportage incriminé paraissait
pourtant écrit dans le respect des règles (1).
Il présentait longuement les performances industrielles et
financières de Michelin, et donnait un aperçu de ses grands
concurrents. « Il a été rédigé par un bon
connaisseur du secteur, qui a enquêté durant plus de deux mois
auprès des analystes français et étrangers », expliquera Gilles
Coville, directeur de la rédaction du Revenu
français, interrogé quelques semaines plus tard. Le devoir de la
presse patrimoniale est aussi, semble-t-il, d'alerter son public -
les petits porteurs d'actions - sur la situation financière d'une
entreprise. Pourtant, seul un des deux patrons appelés à débattre
avec Ivan Levaï défendra le rôle de contre-pouvoir des médias, et
uniquement au service de l'entreprise : « Les
questions des journalistes peuvent nous aider à nous interroger sur
notre stratégie. »
Antinomiques, les libertés
d'enquêter et d'entreprendre ? Seuls 9 % des journalistes se
sentiraient respectés par les entreprises (2).
Et, pour elles, « l'information économique semble
davantage un mal nécessaire qu'une manifestation importante et
naturelle de la démocratie », selon Alain Vernholes, président
de l'Association des journalistes économiques et financiers. Mais
les patrons semblent rassurés. « Les relations entre
entreprises et journalistes sont bonnes et continuent de
s'améliorer, a conclu une enquête de l'Union des annonceurs
publiée en avril 1998. Les relations de confiance
sont fréquentes, l'amitié n'est pas loin (3).
»
Cette proximité-promiscuité découle
d'abord de la réalité capitalistique de la presse économique
française. Le quotidien La Tribune appartient au
groupe LVMH depuis 1993. Le bimensuel Le Nouvel
Economiste a été repris par MM. Paul Dubrule et Gérard Pélisson,
duo fondateur du groupe hôtelier Accor. Enfin, en 1998, Vivendi a
pris le contrôle de très nombreux magazines économiques et
professionnels (dont L'Expansion, La Vie française,
Usine nouvelle) quelques mois après que Dassault eut acquis
Le Journal des finances et
Valeurs actuelles. La radio BFM est également en partie détenue
par le constructeur d'avions. Sa concurrente Radio Classique (riche
en chroniques économiques) vient d'être achetée par LVMH.
Cette présence des milieux
d'affaires, peu compréhensible d'un point de vue financier -
« Acheter un journal, c'est économiquement sans
intérêt, d'autant que les journalistes sont difficiles à gérer »,
souligne un rédacteur d' Investir (groupe
LVMH) -, nuit-elle à la pratique du journalisme
économique ? Capital, Les Echos ou
Le Revenu français, détenus par des groupes
spécialisés dans les médias, sont-ils plus indépendants que leurs
confrères déjà cités ? Directeur des Echos,
Nicolas Beytout le croit : « Etre publié par un
groupe spécialisé dans la presse [le britannique Pearson]
nous confère une grande sécurité », nous
répond-il.
« Nous n'avons
jamais subi la moindre pression de nos actionnaires. Si nous
cherchions à changer la vérité pour leur plaire ou ne pas leur
déplaire, nous perdrions la confiance de nos lecteurs, qui sont des
gens intelligents », assure Damien Dufour, président du
directoire du groupe Expansion (filiale de Vivendi).
« En 1995, L'Expansion a fait une analyse
critique de Pierre Suard, à l'époque PDG de notre maison mère
Alcatel-Alsthom - quelques mois après sa mise en examen. Et La
Vie française a déjà conseillé aux détenteurs
d'actions Vivendi de prendre leurs bénéfices. »
Rédacteur en chef adjoint de
La Vie française, Gérard Négréanu ajoute qu'il a
déjà conseillé à ses lecteurs de vendre des titres de sociétés
cousines, comme Canal+. Deux autres journalistes des publications
dirigées par Damien Dufour, qui confirment les propos de ce dernier
sur leur marge de manoeuvre éditoriale, restent toutefois sur le
qui-vive : « Il est encore trop tôt pour juger. Pour
l'instant, tout se passe bien parce que le groupe Vivendi se porte
bien. Qu'adviendra-t-il de notre indépendance le jour où il
connaîtra de sérieuses difficultés ? », se demandent-ils sous le
couvert de l'anonymat, à l'instar de la plupart de leurs confrères
interrogés pour cette enquête (dont certains ont même insisté pour
que le nom de leur publication , vu le faible
effectif de la rédaction, ne soit pas mentionné)...
Ayant connu un conflit ouvert entre
ses actionnaires et ses rédacteurs, La Tribune
est souvent citée comme exemple d'interférence. Sa rédaction s'est
notamment plainte, en janvier 1998, d'une revue de presse d'Ivan
Levaï intitulée « Diorissime », à la gloire d'une marque de LVMH,
tandis que les dirigeants du groupe s'inquiétaient du bruit fait
autour de la baisse de ses ventes en Asie. « Les
articles sur LVMH sont sous haute surveillance parce que Bernard
Arnault [son PDG] ne supporte pas les graphes
montrant une chute de ses titres. L'intérêt de notre actionnaire
passe avant celui du lecteur », estime un membre de la rédaction
de La Tribune (4).
La pression des actionnaires
LA lecture comparée d'une trentaine
d'articles de La Tribune et de son concurrent
Les Echos sur la récente tentative de prise de
contrôle du maroquinier italien Gucci par LVMH apporte quelques
enseignements. Entre les deux quotidiens, des nuances apparaissent
en effet. Le 19 février 1999, par exemple, un article des
Echos sur les réticences des dirigeants de Gucci
évoque en quelques mots l'impact négatif que ces réticences auront
sur le cours de l'action LVMH. Dans La Tribune,
c'est le silence. Le 9 juillet, quand les Italiens annoncent leur
alliance avec le groupe Pinault-Printemps-Redoute (PPR),
La Tribune indique que LVMH n'a pas encore dit
son dernier mot, alors que pour Les Echos la
victoire de PPR est définitive. « C'est vrai, il y a
quelques différences, mais sans que cela mérite un procès pour
connivence », estime le directeur délégué de La
Tribune.
Les pressions de LVMH sur son
quotidien, qui veille à rappeler l'identité de son propriétaire
chaque fois que nécessaire (TF 1 ou Europe 1 n'en font pas autant
lorsqu'une de leurs informations concerne Bouygues ou Matra), sont
toutefois modestes si on les compare à celles, grossières, que
Dassault exerce sur
Valeurs actuelles. Ainsi, le
6 juin 1998, peu après avoir été acheté par l'avionneur,
l'hebdomadaire a publié quatre pages à la gloire de son nouvel
actionnaire ; présentées comme un scoop sur un projet d'avion
supersonique, ces pages étaient signées du directeur de la rédaction
en personne, François d'Orcival. Un an plus tard, le 12 juin 1999,
Valeurs actuelles a consacré un dossier
-catalogue de vingt-deux pages au Salon du Bourget et aux beaux
appareils de l'aviation française. « Ce n'est pas du
journalisme, ils font honte à notre métier, mais il s'agit d'un cas
extrême », commente le porte-parole d'un groupe de presse
concurrent... dont les journalistes n'ont jamais enquêté sur ces
interférences. De son côté, François d'Orcival a préféré ne pas
répondre à nos questions.
Si, à la dépendance financière et à
l'indulgence à l'égard de groupes de presse concurrents, on ajoute
les pressions publicitaires et les affinités idéologiques (5),
toute la presse économique peut, à des degrés divers, être accusée
de connivence. « Plus grave que la pression des
actionnaires, il y a les conditions dans lesquelles s'exerce le
métier des journalistes, qui ne les incitent pas à faire de
l'investigation », rappelle Guillaume Duval, rédacteur en chef
adjoint du mensuel Alternatives économiques.
Indépendant et très solide
financièrement, Le Canard enchaîné serait-il
alors le seul support susceptible de résister ? Le 14 octobre
dernier, l'hebdomadaire s'est ainsi permis d'émettre des réserves
sur la santé financière de Vivendi, qui, après avoir déversé des
centaines de millions de francs de publicité sur la quasi
- totalité des médias, avait bénéficié d'une couverture aussi
généreuse que chaleureuse. Mais Le Canard enchaîné
ne peut que jouer les francs-tireurs. « Nous
pouvons difficilement mener de longues enquêtes de fond sur des
grands groupes : notre réputation leur fait peur et nous ferme des
portes », reconnaît Nicolas Brimo, auteur de l'article sur
Vivendi.
Avec Capital, la
France dispose en principe d'un mensuel capable de mener à bien de
vraies enquêtes sur des entreprises puissantes. Contrôlé par le
groupe d'édition allemand Bertelsmann, via sa
filiale française Prisma Presse, dirigée par Axel Ganz,
Capital est une entreprise financièrement
solide. D'ailleurs, depuis plus de deux ans, le journal a pris le
risque d'un conflit ouvert avec la chaîne de distribution
Intermarché, mécontente d'un article. Mais cette indépendance,
réelle, n'empêche pas le mensuel de souffrir d'un conformisme d'un
autre type, lié à sa politique de séduction des lecteurs.
« Notre liberté est fondée sur un paradoxe : nous
avons exploité à fond les règles du marketing, qui nous incitent à
négliger certains secteurs économiques. Nous privilégions la
couverture de firmes comme Nike ou Carrefour, au détriment de
groupes moins grand public mais aussi importants comme Saint-Gobain
ou Alsthom », admet un journaliste de Capital.
Un nombre limité de sources
AU demeurant, beaucoup de
journalistes partagent les valeurs, les convictions et les priorités
des milieux d'affaires : « Presque partout, la
logique libérale semble tenir lieu de ligne rédactionnelle. On
encourage la concurrence lorsqu'il s'agit de services publics,
forcément appelés à péricliter, et l'on approuve les concentrations
lorsqu'il s'agit de sociétés privées », soutient Jean-Marie
Gisclard, chargé de cours à l'université de Lille. Cette
préoccupation est partagée aux Etats-Unis où, contrairement à la
France, on dispose d'une presse spécialisée dans l'analyse des
médias (6).
La façon dont la presse a traité une
petite entreprise de vingt salariés, Info Elec, spécialisée dans les
films pour circuits imprimés, illustre cette absence française de
recul critique. Conseillée par un ancien responsable en
communication de plusieurs grands groupes industriels, cette société
a fait l'objet de près de deux cents articles (relayés par une
vingtaine d'émissions de télévision) depuis cet été 1996 où elle a
annoncé le déménagement, pour raisons fiscales, de son siège au
Royaume-Uni. Environ deux cent cinquante autres entreprises ont
pourtant pris la même décision, sans bénéficier d'une publicité
comparable.
Phénomène de société ou coup
artificiellement entretenu par les médias ? Les journaux français
ont soit reproduit l'annonce d'Info Elec, soit critiqué cette
opération à partir de données erronées sur la réalité sociale
britannique. « Notre succès médiatique est
essentiellement dû au fait que nous avons proposé des chiffres
concrets à la presse », explique le PDG, Olivier Cadic. A savoir
un compte de résultat indiquant qu'en 1995, au Royaume
-Uni, Info Elec aurait gagné 1,5 million de francs, contre les
400 000 francs effectivement réalisés en France. Rares sont les
publications qui ont refait le calcul des deux fiscalités, ou évoqué
le possible lien entre la faiblesse des impôts et le mauvais niveau
d'éducation des travailleurs britanniques (7).
Car, dans la pratique,
l'insuffisance de moyens et de temps consacrés aux reportages se
traduit par le recours à un nombre limité de sources.
« Citer systématiquement un ouvrier ou un
représentant du personnel dans un article traitant de la situation
financière d'une entreprise s'apparente trop à une greffe
artificielle », plaide Gilles Coville, directeur de la rédaction
du Revenu français. « Nous sommes davantage
multisources lorsque nous traitons des thèmes de portée plus
générale, comme les 35 heures. » Mais, avec la terreur du
chômage, équilibrer une enquête avec l'interview de syndicalistes ne
suffirait plus. « Même les représentants du
personnel pratiquent la langue de bois, par corporatisme, et pour
défendre les intérêts de leur entreprise », relève Jean-
François Julliard, journaliste au Canard enchaîné.
Tirée par le succès des reportages
du magazine Capital, la presse économique
développe son travail d'enquêtes. En décembre dernier, un numéro de
L'Expansion consacré aux World Companies (les
entreprises multinationales) se penchait sur les inquiétudes des
ouvriers face aux restructurations. « Nous n'aurions
peut-être pas estimé utile d'effectuer cette enquête il y a dix
ans », admet Damien Dufour.
Mais la sensibilisation des lecteurs
aux silences des médias reste plus que jamais nécessaire. Lors des
dernières Rencontres de Pétrarque sur l'information, une vingtaine
d'intellectuels et de responsables politiques triés sur le volet ont
discuté pendant plus de huit heures de la place des médias dans
notre société. La majorité des invités se sont davantage inquiétés
de l'agressivité des journalistes que de leur indulgence à l'égard
des pouvoirs établis. Sans bousculer pour autant le pesant consensus
ambiant, un intervenant italien a toutefois lancé :
« Je rêve de pouvoir attaquer la presse passive, domestiquée, comme
on le fait avec celle qui enfreint la vie privée. »