Bévues de Presse

La presse économique sous influence

 

Essai pour un vrai débat sur le maljournalisme

 

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Le Monde diplomatique

NB: * L'OFM apporte d'autres informations sur la concentration des médias.

      * Une version plus complète de cet article figure dans Bévues de presse.

A lire Lecordelier.com au sujet des 50 ans du Monde diplomatique

 

SOIF D'INFORMER OU ESPRIT D'ENTREPRISE ?                    > SEPTEMBRE 1999     > Page 26
Journalistes économiques sous surveillance

EN France, la plupart des grands groupes de communication dépendent des commandes de l'Etat. Et la plupart des publications économiques sont contrôlées par des actionnaires industriels. Pour qui se soucie de transparence de l'information, cette double dépendance serait déjà assez préoccupante. S'y ajoute encore le manque de moyens d'enquête des journalistes, qui leur interdit trop souvent de suivre comme ils le voudraient l'actualité économique - et sociale - des entreprises. 
Par JEAN-PIERRE TAILLEUR
Journaliste


 

Montpellier, fin 1998. Réunies dans une salle du centre de conférences et de spectacles de la capitale languedocienne, plusieurs centaines de personnes écoutent Ivan Levaï. Alors directeur délégué du quotidien économique La Tribune, il s'exprime sur le thème « Entreprises : faut-il avoir les médias en horreur ? » lors d'un débat qui place la presse en position d'accusée et pose les entreprises en victimes. « Prenez Le Revenu français, qui, dans un long article, recommande à ses lecteurs de ne pas acheter des actions Michelin, expose Ivan Levaï. De quel droit peut-on attaquer une entreprise à partir d'une analyse trop boursière et juridique, sans assez faire référence à sa réalité industrielle ? »

Le reportage incriminé paraissait pourtant écrit dans le respect des règles (1). Il présentait longuement les performances industrielles et financières de Michelin, et donnait un aperçu de ses grands concurrents. « Il a été rédigé par un bon connaisseur du secteur, qui a enquêté durant plus de deux mois auprès des analystes français et étrangers », expliquera Gilles Coville, directeur de la rédaction du Revenu français, interrogé quelques semaines plus tard. Le devoir de la presse patrimoniale est aussi, semble-t-il, d'alerter son public - les petits porteurs d'actions - sur la situation financière d'une entreprise. Pourtant, seul un des deux patrons appelés à débattre avec Ivan Levaï défendra le rôle de contre-pouvoir des médias, et uniquement au service de l'entreprise : « Les questions des journalistes peuvent nous aider à nous interroger sur notre stratégie. »

Antinomiques, les libertés d'enquêter et d'entreprendre ? Seuls 9 % des journalistes se sentiraient respectés par les entreprises (2). Et, pour elles, « l'information économique semble davantage un mal nécessaire qu'une manifestation importante et naturelle de la démocratie », selon Alain Vernholes, président de l'Association des journalistes économiques et financiers. Mais les patrons semblent rassurés. « Les relations entre entreprises et journalistes sont bonnes et continuent de s'améliorer, a conclu une enquête de l'Union des annonceurs publiée en avril 1998. Les relations de confiance sont fréquentes, l'amitié n'est pas loin (3).  »

Cette proximité-promiscuité découle d'abord de la réalité capitalistique de la presse économique française. Le quotidien La Tribune appartient au groupe LVMH depuis 1993. Le bimensuel Le Nouvel Economiste a été repris par MM. Paul Dubrule et Gérard Pélisson, duo fondateur du groupe hôtelier Accor. Enfin, en 1998, Vivendi a pris le contrôle de très nombreux magazines économiques et professionnels (dont L'Expansion, La Vie française, Usine nouvelle) quelques mois après que Dassault eut acquis Le Journal des finances et Valeurs actuelles. La radio BFM est également en partie détenue par le constructeur d'avions. Sa concurrente Radio Classique (riche en chroniques économiques) vient d'être achetée par LVMH.

Cette présence des milieux d'affaires, peu compréhensible d'un point de vue financier - « Acheter un journal, c'est économiquement sans intérêt, d'autant que les journalistes sont difficiles à gérer », souligne un rédacteur d' Investir (groupe LVMH) -, nuit-elle à la pratique du journalisme économique ? Capital, Les Echos ou Le Revenu français, détenus par des groupes spécialisés dans les médias, sont-ils plus indépendants que leurs confrères déjà cités ? Directeur des Echos, Nicolas Beytout le croit : « Etre publié par un groupe spécialisé dans la presse [le britannique Pearson] nous confère une grande sécurité », nous répond-il.

« Nous n'avons jamais subi la moindre pression de nos actionnaires. Si nous cherchions à changer la vérité pour leur plaire ou ne pas leur déplaire, nous perdrions la confiance de nos lecteurs, qui sont des gens intelligents », assure Damien Dufour, président du directoire du groupe Expansion (filiale de Vivendi). « En 1995, L'Expansion a fait une analyse critique de Pierre Suard, à l'époque PDG de notre maison mère Alcatel-Alsthom - quelques mois après sa mise en examen. Et La Vie française a déjà conseillé aux détenteurs d'actions Vivendi de prendre leurs bénéfices. »

Rédacteur en chef adjoint de La Vie française, Gérard Négréanu ajoute qu'il a déjà conseillé à ses lecteurs de vendre des titres de sociétés cousines, comme Canal+. Deux autres journalistes des publications dirigées par Damien Dufour, qui confirment les propos de ce dernier sur leur marge de manoeuvre éditoriale, restent toutefois sur le qui-vive : « Il est encore trop tôt pour juger. Pour l'instant, tout se passe bien parce que le groupe Vivendi se porte bien. Qu'adviendra-t-il de notre indépendance le jour où il connaîtra de sérieuses difficultés ? », se demandent-ils sous le couvert de l'anonymat, à l'instar de la plupart de leurs confrères interrogés pour cette enquête (dont certains ont même insisté pour que le nom de leur publication , vu le faible effectif de la rédaction, ne soit pas mentionné)...

Ayant connu un conflit ouvert entre ses actionnaires et ses rédacteurs, La Tribune est souvent citée comme exemple d'interférence. Sa rédaction s'est notamment plainte, en janvier 1998, d'une revue de presse d'Ivan Levaï intitulée « Diorissime », à la gloire d'une marque de LVMH, tandis que les dirigeants du groupe s'inquiétaient du bruit fait autour de la baisse de ses ventes en Asie. « Les articles sur LVMH sont sous haute surveillance parce que Bernard Arnault [son PDG] ne supporte pas les graphes montrant une chute de ses titres. L'intérêt de notre actionnaire passe avant celui du lecteur », estime un membre de la rédaction de La Tribune  (4).

 

La pression des actionnaires

 

LA lecture comparée d'une trentaine d'articles de La Tribune et de son concurrent Les Echos sur la récente tentative de prise de contrôle du maroquinier italien Gucci par LVMH apporte quelques enseignements. Entre les deux quotidiens, des nuances apparaissent en effet. Le 19 février 1999, par exemple, un article des Echos sur les réticences des dirigeants de Gucci évoque en quelques mots l'impact négatif que ces réticences auront sur le cours de l'action LVMH. Dans La Tribune, c'est le silence. Le 9 juillet, quand les Italiens annoncent leur alliance avec le groupe Pinault-Printemps-Redoute (PPR), La Tribune indique que LVMH n'a pas encore dit son dernier mot, alors que pour Les Echos la victoire de PPR est définitive. « C'est vrai, il y a quelques différences, mais sans que cela mérite un procès pour connivence », estime le directeur délégué de La Tribune.

Les pressions de LVMH sur son quotidien, qui veille à rappeler l'identité de son propriétaire chaque fois que nécessaire (TF 1 ou Europe 1 n'en font pas autant lorsqu'une de leurs informations concerne Bouygues ou Matra), sont toutefois modestes si on les compare à celles, grossières, que Dassault exerce sur Valeurs actuelles. Ainsi, le 6 juin 1998, peu après avoir été acheté par l'avionneur, l'hebdomadaire a publié quatre pages à la gloire de son nouvel actionnaire ; présentées comme un scoop sur un projet d'avion supersonique, ces pages étaient signées du directeur de la rédaction en personne, François d'Orcival. Un an plus tard, le 12 juin 1999, Valeurs actuelles a consacré un dossier -catalogue de vingt-deux pages au Salon du Bourget et aux beaux appareils de l'aviation française. « Ce n'est pas du journalisme, ils font honte à notre métier, mais il s'agit d'un cas extrême », commente le porte-parole d'un groupe de presse concurrent... dont les journalistes n'ont jamais enquêté sur ces interférences. De son côté, François d'Orcival a préféré ne pas répondre à nos questions.

Si, à la dépendance financière et à l'indulgence à l'égard de groupes de presse concurrents, on ajoute les pressions publicitaires et les affinités idéologiques (5), toute la presse économique peut, à des degrés divers, être accusée de connivence. « Plus grave que la pression des actionnaires, il y a les conditions dans lesquelles s'exerce le métier des journalistes, qui ne les incitent pas à faire de l'investigation », rappelle Guillaume Duval, rédacteur en chef adjoint du mensuel Alternatives économiques.

Indépendant et très solide financièrement, Le Canard enchaîné serait-il alors le seul support susceptible de résister ? Le 14 octobre dernier, l'hebdomadaire s'est ainsi permis d'émettre des réserves sur la santé financière de Vivendi, qui, après avoir déversé des centaines de millions de francs de publicité sur la quasi - totalité des médias, avait bénéficié d'une couverture aussi généreuse que chaleureuse. Mais Le Canard enchaîné ne peut que jouer les francs-tireurs. « Nous pouvons difficilement mener de longues enquêtes de fond sur des grands groupes : notre réputation leur fait peur et nous ferme des portes », reconnaît Nicolas Brimo, auteur de l'article sur Vivendi.

Avec Capital, la France dispose en principe d'un mensuel capable de mener à bien de vraies enquêtes sur des entreprises puissantes. Contrôlé par le groupe d'édition allemand Bertelsmann, via sa filiale française Prisma Presse, dirigée par Axel Ganz, Capital est une entreprise financièrement solide. D'ailleurs, depuis plus de deux ans, le journal a pris le risque d'un conflit ouvert avec la chaîne de distribution Intermarché, mécontente d'un article. Mais cette indépendance, réelle, n'empêche pas le mensuel de souffrir d'un conformisme d'un autre type, lié à sa politique de séduction des lecteurs. « Notre liberté est fondée sur un paradoxe : nous avons exploité à fond les règles du marketing, qui nous incitent à négliger certains secteurs économiques. Nous privilégions la couverture de firmes comme Nike ou Carrefour, au détriment de groupes moins grand public mais aussi importants comme Saint-Gobain ou Alsthom », admet un journaliste de Capital.

Un nombre limité de sources

AU demeurant, beaucoup de journalistes partagent les valeurs, les convictions et les priorités des milieux d'affaires : « Presque partout, la logique libérale semble tenir lieu de ligne rédactionnelle. On encourage la concurrence lorsqu'il s'agit de services publics, forcément appelés à péricliter, et l'on approuve les concentrations lorsqu'il s'agit de sociétés privées », soutient Jean-Marie Gisclard, chargé de cours à l'université de Lille. Cette préoccupation est partagée aux Etats-Unis où, contrairement à la France, on dispose d'une presse spécialisée dans l'analyse des médias (6).

La façon dont la presse a traité une petite entreprise de vingt salariés, Info Elec, spécialisée dans les films pour circuits imprimés, illustre cette absence française de recul critique. Conseillée par un ancien responsable en communication de plusieurs grands groupes industriels, cette société a fait l'objet de près de deux cents articles (relayés par une vingtaine d'émissions de télévision) depuis cet été 1996 où elle a annoncé le déménagement, pour raisons fiscales, de son siège au Royaume-Uni. Environ deux cent cinquante autres entreprises ont pourtant pris la même décision, sans bénéficier d'une publicité comparable.

Phénomène de société ou coup artificiellement entretenu par les médias ? Les journaux français ont soit reproduit l'annonce d'Info Elec, soit critiqué cette opération à partir de données erronées sur la réalité sociale britannique. « Notre succès médiatique est essentiellement dû au fait que nous avons proposé des chiffres concrets à la presse », explique le PDG, Olivier Cadic. A savoir un compte de résultat indiquant qu'en 1995, au Royaume -Uni, Info Elec aurait gagné 1,5 million de francs, contre les 400 000 francs effectivement réalisés en France. Rares sont les publications qui ont refait le calcul des deux fiscalités, ou évoqué le possible lien entre la faiblesse des impôts et le mauvais niveau d'éducation des travailleurs britanniques (7).

Car, dans la pratique, l'insuffisance de moyens et de temps consacrés aux reportages se traduit par le recours à un nombre limité de sources. « Citer systématiquement un ouvrier ou un représentant du personnel dans un article traitant de la situation financière d'une entreprise s'apparente trop à une greffe artificielle », plaide Gilles Coville, directeur de la rédaction du Revenu français. « Nous sommes davantage multisources lorsque nous traitons des thèmes de portée plus générale, comme les 35 heures. » Mais, avec la terreur du chômage, équilibrer une enquête avec l'interview de syndicalistes ne suffirait plus. « Même les représentants du personnel pratiquent la langue de bois, par corporatisme, et pour défendre les intérêts de leur entreprise », relève Jean- François Julliard, journaliste au Canard enchaîné.

Tirée par le succès des reportages du magazine Capital, la presse économique développe son travail d'enquêtes. En décembre dernier, un numéro de L'Expansion consacré aux World Companies (les entreprises multinationales) se penchait sur les inquiétudes des ouvriers face aux restructurations. « Nous n'aurions peut-être pas estimé utile d'effectuer cette enquête il y a dix ans », admet Damien Dufour.

Mais la sensibilisation des lecteurs aux silences des médias reste plus que jamais nécessaire. Lors des dernières Rencontres de Pétrarque sur l'information, une vingtaine d'intellectuels et de responsables politiques triés sur le volet ont discuté pendant plus de huit heures de la place des médias dans notre société. La majorité des invités se sont davantage inquiétés de l'agressivité des journalistes que de leur indulgence à l'égard des pouvoirs établis. Sans bousculer pour autant le pesant consensus ambiant, un intervenant italien a toutefois lancé : « Je rêve de pouvoir attaquer la presse passive, domestiquée, comme on le fait avec celle qui enfreint la vie privée. »

JEAN-PIERRE TAILLEUR.

 

 
   
LE MONDE DIPLOMATIQUE | SEPTEMBRE 1999 | Page 26
http://www.monde-diplomatique.fr/1999/09/TAILLEUR/12420

 

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