Le Monde, Ockrent et leur échec "européen"

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Essai pour un vrai débat

sur le maljournalisme

 

Le lancement du magazine L'Européen - un échec de Jean-Marie Colombani et de Christine Ockrent - vèle certaines mauvaises habitudes de la presse française. Cette mésaventure est curieusement ignorée dans les ouvrages et les articles récents consacrés à la critique du management du Monde.

[Extrait du chapitre d'introduction de Bévues de presse :]

 

Le moment est solennel, pour la cinquantaine de journalistes réunis dans un restaurant parisien, en ce matin d'hiver 1998. Deux stars respectées de leur profession, Christine Ockrent pour la télévision et Jean-Marie Colombani pour la presse écrite, doivent présenter l'hebdomadaire L’Européen.

[...]Christine Ockrent expose qu’il s’agit d’un «produit de niche, destiné à un public exigeant». Le nouveau magazine «ne reproduit pas les mécanismes d’une rédaction classique, mais repose sur un noyau dur de journalistes de très bon niveau, qui font appel, en cercles concentriques, aux pigistes, aux experts et aux meilleures signatures françaises et européennes». C’est vague, ampoulé et curieux comme formulation.

[...]The European tire à seulement 65000 exemplaires par semaine aujourd’hui, «mais avec L’Européen, nous allons jouer sur la proximité, et espérons atteindre une diffusion de 80000 exemplaires dès la première année. Nous comptons créer le premier maillon d’un réseau de magazines qui, après la France, se déclinera en Espagne et en Italie». Pour résumer, les Français espèrent faire mieux que les Anglais, et ouvrir la voie aux Espagnols et aux Italiens.

Les journalistes spécialistes des médias présents dans la salle lancent ensuite des questions sur le budget ou la ligne éditoriale de la future publication. Jean-Marie Colombani précise que son quotidien a déjà investi «environ 10 millions de francs sur un total qui pourrait aller jusqu’à 30 millions, essentiellement en investissements immatériels» (environ 1,5 et 4,5 millions d'euros respectivement). Avec ses partenaires d’outre-Manche, il espère récupérer l'argent dans les trois ans. Aucun, absolument aucun des reporters présents, spécialisés dans la couverture de leur profession, ne pose de questions sur ce qui fait la qualité principale d’une publication: sa valeur ajoutée informative et la compétence de ses reporters. L’animatrice de l’émission de télévision «France-Europe Express» dirigera «une rédaction très ramassée qui s’appuiera sur des amis, sur des pigistes et sur les correspondants en Europe du journal» [avec] son adjoint Jean-Pierre Langellier, un autre journaliste du Monde.

Plutôt la précarité que le reportage

[...]L’emploi de «pigistes et de correspondants», principalement, montre qu'on ne se donne pas les moyens sur le plan rédactionnel, bien qu'un million et demi d'euros soient consacrés à la campagne publicitaire pour le lancement. La notoriété des promoteurs du projet doit suffire pour attirer le lecteur. Le projet est ambitieux, mais pas assez préparé.

Les articles consacrés à L’Européen, les jours qui précèdent son lancement, sont très superficiels et «publicitaires». On a pourtant annoncé la création d’une entreprise essentiellement basée sur des travailleurs précaires et intérimaires, dont la raison d’être (écrire sur l’Europe) est louable mais floue. Dans leurs articles, les journalistes médias des grands journaux ne s’interrogent pas, se contentant de répéter les ambitions paneuropéennes du Monde ou bien les objectifs de diffusion.

[...]Le numéro un de L’Européen confirme ce que la conférence de presse laissait prévoir: le nouvel hebdomadaire est mauvais. [...] Le magazine lancé par Le Monde annonce donc, en couverture de son premier numéro, un mini-reportage avec un titre trompeur. Quant aux trois autres articles visibles sur les kiosques et publicités de France et de Navarre, ils ne sont pas plus exaltants. L’enquête principale intitulée «l’euro, l’emploi, le bonheur, demandons l’impossible!», bien écrite, n'est toutefois pas du genre à inciter le lecteur à investir de nouveau 15 francs (plus de deux euros) dans le magazine.

[...]La quatrième enquête de une, enfin, sur les «Allergies: maladies sans frontières», ne cite que deux personnes, françaises d’après leurs noms, sur deux pages... En d’autres termes, le journaliste n’a pas été à la recherche de sources primaires et européennes, par méconnaissance des règles de l'art ou bien par manque de temps pour enquêter. C’est mieux, malgré tout, que le principal article des pages «Économies», consacré au train Eurostar: les seules personnes citées, «un familier du dossier» et «un observateur britannique», ne sont pas nommées. Si ce n’est pas du bidonnage, c’est au moins une négligence grave de la part de «journalistes de très bon niveau» qui s’adressent à des «lecteurs exigeants».[1]

Les défauts de L’Européen sont plus manifestes encore lorsqu’on le compare avec son cousin éloigné The European. Le nouvel hebdomadaire thématique, annoncé comme un news magazine de cette fin de siècle très européenne dans la lignée du Point en 1972 ou de L'Événement du jeudi en 1984, n’est en effet qu’une pâle copie de son prédécesseur britannique. L’équipe formée au fil des jours par la journaliste de télévision et les dirigeants du Monde améliore quelque peu le produit, les semaines suivantes, mais trop tard. On change difficilement le moteur et la coque d’un bateau quand il est déjà lancé sur les mers.

[...]Aucun des principaux organes de presse français n’explique les véritables raisons de ce désastre économico-journalistique. Malgré le manque évident de qualité et de concept solide, les journalistes pratiquent l’omerta: on ne critique pas une publication comme on assassine un mauvais film, on dénonce un restaurant médiocre ou on égratigne un chanteur sans voix. Libération, probablement le meilleur critique des médias en France, publie un article surprenant par son absence de clairvoyance. [...] Dans son aveuglement confraternel, le concurrent du Monde préfère accuser les Britanniques et leur manque de patience, plutôt que les Français et leur manque de préparation. [...] Certes, Le Canard enchaîné ironise sur la «reine Christine», mais les ricanements sont peu constructifs. De son côté, le journal Les Échos précise que la liquidation de L’Européen est seulement en partie due au retrait des actionnaires anglais, tout en restant très laconique sur ce point. La presse économique est bien plus diserte lorsqu’il s’agit d’expliquer la faillite d’une entreprise industrielle n’arrivant pas à vendre ses produits.

Donner des leçons mais mal informer

Les conditions de lancement de ce magazine et l'absence de débat sur sa qualité illustrent un mal jamais évoqué par les ausculteurs de la société française: le manque de professionnalisme de trop de journaux. Prenons la presse quotidienne régionale (PQR), par exemple. En première ligne pour veiller sur les pouvoirs naissants, économiques ou politiques, elle devrait se trouver au cœur des rouages de la médiation sociale. [...] Or la presse de proximité est ignorée, voire même méprisée en France, car essentiellement confinée dans le suivi des manifestations officielles ou de l'actualité sportive et associative. Aux antipodes du journalisme d’investigation, elle collectionne d’autre part des erreurs jamais sanctionnées, n’en déplaise à une autre star du journalisme à la française, Ivan Levaï. L’ex-patron de la chaîne parlementaire, père spirituel des revuistes de presse, trouve la PQR «bonne», en effet, «parce que l’on peut moins y dire n’importe quoi que dans les journaux nationaux». Or, une comparaison internationale montre que notre presse locale est, de manière générale, particulièrement médiocre.

Entendons-nous bien: les journalistes français se comportent en majorité en bons professionnels. Le Monde et Libération sont des quotidiens de référence sur le plan mondial - à l’instar des périodiques généralistes comme L’Express ou Le Nouvel observateur. Les journaux de proximité comptent aussi des journalistes compétents dans leurs rangs. Mais les rédacteurs qui, à longueur d’articles, se contentent de citations tronquées et d’approximations, sont rarement dénoncés. L'autocritique dans la presse se limite à l'évocation de couacs ponctuels et lointains comme «l’affaire Timisoara». Le travail d’investigation, qui donne aux médias leur rôle de contre-pouvoir, est souvent dénigré, et assimilé au journalisme à sensation.

Le lancement de L’Européen a montré comment, pour la culture médiatique de notre pays, la presse est avant tout constituée de «grandes signatures». Celles-ci sont payées (souvent chèrement) pour produire des articles d’opinion, et complétées de petites mains. Pour trop de dirigeants de journaux, la recherche d’informations pertinentes, vérifiées et de sources primaires, afin que le lecteur se forge ses propres opinions, n'est pas une priorité.

[...]Faute de véritables autocritiques ou de règles reconnues et respectées, une grande partie de la presse française a habitué le lecteur à des standards de qualité assez bas, sans que cette exception culturelle ne fasse débat. Un minimum de saine schizophrénie de la part des bons journalistes permettrait de mettre en lumière de profonds dysfonctionnements.

Cette maladie au cœur de la démocratie française est d’autant plus aiguë qu’il n’y a pas de «médecins» en activité pour la diagnostiquer. Nos intellectuels publient continuellement des ouvrages, ou produisent des éditos, sur ce qui ne tourne pas rond dans la patrie de Voltaire. Mais la question du sensationnalisme de la presse et, depuis peu, celle de la connivence des journalistes ou de leurs relations avec les juges ne sont que les vecteurs d’une critique des médias édulcorée. L’enseignement, le cinéma, la santé ou la justice font l’objet de discussions plus abondantes et plus critiques sur leurs contributions respectives à la vie sociale.

Le décalage entre notre tendance à donner des leçons au monde entier et nos déficiences en matière d'information a pourtant eu des conséquences visibles sur le plan économique. Elle a notamment permis à Axel Ganz de faire un malheur en France, depuis bientôt 30 ans, avec des succès comme Capital, Femme actuelle ou Voici, dans le pré carré de L’Expansion, Elle ou France dimanche. Cette contribution germanique à l’amélioration de la production journalistique française est toutefois restée limitée à la presse magazine et «couleur», et aux codes graphiques des journaux. Cela n'a pas été suffisant pour inquiéter nos sociologues ou autres «médiologues» (d’autant plus que certains de nos journaux, féminins notamment, sont aussi devenus des références internationales).

Enfin, personne n’ose mettre en question le bien-fondé du milliard d'euros dont bénéficient tous les ans les journaux, directement et indirectement, en subventions publiques diverses. Trop de patrons de journaux s’appuient sur la noblesse du métier d’informer pour les mendier, sans en assumer toutes les obligations. A quand un rapport de la Cour des comptes sur la bonne allocation de ces largesses fiscales, accordées à des organisations qui se moquent parfois de l'intelligence de leurs lecteurs?

 L'autocritique pour être plus crédible

Ce livre est une invitation à combler le vide du débat politique et intellectuel sur la presse française. Dossier à charge à partir de faits constatés, il ne s’attarde pas dans les attaques personnelles ou les polémiques cache-misère. Seules les personnalités connues sont mentionnées nommément, surtout lorsque à l’instar des promoteurs de L’Européen, il y a un décalage entre leurs prétentions et leurs pratiques. D'autre part, les journalistes dont nous critiquons le travail ne sont pas toujours les seuls en cause. Leurs patrons ou chefs de service, non-signataires des articles incriminés, sont les premiers responsables du manque d’exigence donné en exemple. Pourquoi leur ont-il ouvert leurs colonnes sans imposer davantage de qualité?

[...]Cet essai est essentiellement consacré à la presse écrite. En effet, plus que la radio ou la télévision, elle est un outil appelé à faire tourner les rouages démocratiques et à servir de contre-pouvoir. Seuls les journaux imprimés sont à même d'apporter des démonstrations approfondies et une argumentation complexe, sur des thèmes «citoyens». Ils donnent le «la» pour le lancement de grandes enquêtes audiovisuelles, soumises à des contraintes techniques et économiques plus fortes.

Sans critères de qualité unanimement partagés, sans davantage d'autocritique, la presse hexagonale n’arrivera pas à se libérer des pressions et des problèmes économiques auxquels elle est assujettie, et dont elle se plaint régulièrement. Tant qu’elle n’aura pas fait preuve de plus de volontarisme pour reconnaître ses insuffisances et traquer ses fautes, elle ne sera pas crédible. Les discussions sur la déontologie, la connivence ou la précarité des journalistes resteront alors stériles.

 

[1] La charte de déontologie de Libération stipule que les citations non attribuées «sont souvent des clauses de style qui traduisent l’enquête insuffisante ou la construction paresseuse». Les références identifiées et diversifiées constituent le gage de qualité d’un reportage, en effet. Elles permettent de montrer au lecteur que le journaliste est allé chercher ses informations sur le terrain, avec rigueur et honnêteté. L’emploi de sources anonymes est uniquement justifié lorsque les propos peuvent nuire à ces informateurs, ou bien dans les articles où c’est l’opinion du journaliste qui prime. Dans ce cas, le mot enquête devient présomptueux.

 

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