Bévues de Presse

Marseille & Le Pen

 

Essai pour un vrai débat sur le maljournalisme

 

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 Les deux extraits d’articles qui suivent datent de l’entre-deux tours des dernières élections présidentielles. Leur différence d’approche offre un éclairage sur la responsabilité indirecte de la presse française dans l’existence du lepénisme. Dans le premier, publié par un grand quotidien parisien, le rédacteur a surtout recueilli des propos de café du commerce anonymes, et il a eu beaucoup de mal à interroger des électeurs de Jean-Marie Le Pen. La question de l’insécurité est présentée comme un fantasme, sans témoignages de victimes de la délinquance. Celle-ci fait pourtant partie de la réalité, n’en déplaise au journaliste.

Inversement, dans l’autre article (traduit d’un grand quotidien américain), ceux qui ont voté pour le Front national ne sont pas présumés être des nigauds méridionaux et racistes. Tout en soulignant l’irréalisme du discours lepéniste, aucune condescendance du reporter. Bien que venu de l’étranger, il a bien trouvé, lui, des gens qui admettent publiquement leur choix de vote. Y compris un arabe qui ne pense pas voter contre le candidat extrémiste au deuxième tour.

Cette comparaison montre comment des informations sur les réalités quotidiennes et sur un ras-le-bol sont mal expliquées et remontées de la «France d’en bas» vers celle «d’en haut». Le manichéisme et le manque de reportage dans la presse française a-t-il contribué à accentuer cette coupure? La question mérite au moins d’être discutée, au même titre que celle – plus politiquement correcte – des médias qui ont fait trop d’information spectacle avec l’insécurité.

 

 A Martigues, le racisme tel qu'on en parle

Les élus et les militants avaient averti: il est difficile de rencontrer les électeurs de Jean-Marie Le Pen, surtout dans une ville dont le maire et le député sont communistes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Il suffit pourtant de se rendre le matin sous les platanes de la place Jean-Jaurès. Deux hommes bavardent comme on aime le faire dans le Midi : assez fort pour que les autres comprennent, pas trop fort pour qu'ils ne puissent répondre. "Hier soir ça m'a presque coupé la faim de les entendre: ils votent Chirac tous ceux-là maintenant !", dit le premier, cheveux blancs et survêtement de jeune retraité. "Qu'est-ce que tu veux, c'est la peur...", répond son compère, baguette sous le bras.

(…)Le bavardage reprend sur le tiercé, et brusquement le premier hâbleur lance, un ton plus bas : "T'as vu les Grecs ce matin? Vé il y en a un", qu'il désigne du menton. Le "Grec" est un vieil Arabe en djellaba et turban, qui traverse lentement la placette en s'appuyant sur sa canne. Un peu plus loin, devant la capitainerie du port de la Venise provençale, deux retraités aux allures de pêcheurs bavardent: "J'en ai vu un à la télé qui disait : "Moi je travaille pas, je vole...", raconte le premier. Son ami lui répond : "Et l'autre qui a fait sauter la synagogue, il veut l'asile en France !" On ne sait pas si ceux-là votent Front national, mais on sait qu'ils parlent des jeunes gens d'origine arabe, figures implicites et obsédantes de ces discours de lendemain de vote.

(…)On demande à ces convaincus s'il est possible de rencontrer les nouveaux électeurs, les 998 voix anonymes de plus qui se sont données à Jean-Marie Le Pen. Embarras. M.Rodriguez raconte volontiers qu'au soir du 21 un communiste lui a tapé sur l'épaule, lançant : "T'es heureux ?", avant d'ajouter : "Ces cons-là, ils vont peut-être comprendre." On n'en obtiendra pas plus car les trois amis ne semblent pas connaître les nouveaux convaincus.

(…)On traque encore l'électeur lepéniste en allant à La Couronne, un ravissant quartier de Martigues en bord de mer. (…) Au bar-tabac-PMU, on boit le café au comptoir. Deux retraités et un couple qui tient un camping bavardent. On leur demande les raisons de cette étonnante série électorale. Et on a l'impression, comme sur la place Jean-Jaurès, comme devant la capitainerie, comme avec les frontistes convaincus, que se libère un flot longtemps contenu. "Regardez-les le matin à Martigues, ils sont là au soleil, ils ne font rien", dit la dame qui porte son petit chien dans ses bras. Son mari poursuit : "D'ailleurs, les mensonges, je les ai vu commencer en Algérie, où j'ai fait mon service. On a dit "Algérie française" et on préparait le contraire."

(…)Hormis le propriétaire du camping, qui assure avec conviction n'avoir pas choisi l'extrême droite, aucun ne précise pour qui il a voté. Mais tous disent que les histoires qu'ils viennent de raconter expliquent l'ampleur du vote Le Pen. On se dit alors que le candidat surprise du second tour dispose d'une belle marge de progression, tant ses idées semblent partagées au-delà de ses 17 % considérés hier comme miraculeux.

 

[A Marseille,] des électeurs en ont assez de la criminalité et votent Le Pen

Richard Hagobian, fils d’immigrés arméniens né à Marseille, a voté socialiste toute sa vie. Mais maintenant, alors qu’il déambule devant des vendeurs de drogue dans les rues du Canet, il dit qu'il n’en peut plus. Il votera pour le candidat d’extrême droite Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles, le 5 mai. "Le moment du traitement de choc est venu," explique Richard Hagobian, ouvrier imprimeur de 51 ans, dont l'appartement a été cambriolé. "Je n'ai pas peur de Le Pen, et je suis pourtant d'une famille d’immigrés."

Cette colère est largement partagée dans cette banlieue à problèmes du nord de Marseille, où les bâtiments de pierre du XIXè siècle sont encerclés par des immeubles en béton principalement peuplés de musulmans d’origine nord-africaine. Les agressions, les cambriolages et les vols de voiture sont choses courantes au Canet; même le cimetière local n'est plus considéré comme un lieu sûr pour les visiteurs.

C’est dans des quartiers comme celui-ci, d’immigrés et à forte criminalité, que Jean-Marie Le Pen a recueilli les voix qui l'ont propulsé au deuxième tour des élections, il y a une semaine. Ce nationaliste ardent a dit que les races ne sont pas égales, que l’Holocauste fut un "détail" de l’Histoire, et que beaucoup d’immigrés arabes ou africains devraient être expulsés. Dans la deuxième ville de France, où un habitant sur quatre est musulman, il a terminé premier, recueillant 23.3% des voix contre 18.2% pour le candidat sortant Jacques Chirac.

(…)"Les autres hommes politiques ne comprennent pas. Nous en avons assez de cette France qui se transforme en dépotoir," fulmine Jules Reynaud, quinquagénaire employé de la ville de Marseille et électeur de Le Pen, prêt de l'épave d'une voiture brûlée au Canet. Il affirme que sa propre voiture a été vandalisée deux fois en 15 jours. "Chirac parle maintenant de la lutte contre le crime organisé, mais ce ne sont pas les grands délinquants qui nous tracassent ici," indique Jules Reynaud. "Nous avons besoin de quelqu'un qui s’occupe des criminels locaux."

(…)"Il est vrai que certains d’entre nous ont voté pour Le Pen ici, mais le dire ouvertement reviendrait à déclarer leur irrespect pour leur propre communauté," souligne Youssef Ouateli, un fils de parents immigrés marocains. Ce Français de 28 ans essayait récemment d’expliquer les valeurs de l'Islam à un groupe d'adolescents dans la salle de billards du Canet. En dépit de son dégoût pour Le Pen, Youssef Ouateli, habillé d’une longue robe traditionnelle arabe, ne votera pas le 5 mai. Comme beaucoup de jeunes d’ici, il préfère se concentrer sur la religion et pense que tous les politiciens sont des "requins." (…) 

 

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