Les fautes cachées de Péan-Cohen

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Essai pour un vrai débat sur le maljournalisme

 

En juin 2004, les auteurs de La Face cachée du Monde et les dirigeants de ce journal ont convenu de faire passer l'essai aux oubliettes de l'édition, sans discussions publiques de sa qualité et de son contenu. Cette autocensure arrange les deux parties, sur le dos de leurs lecteurs.

 

Un scandale médiatico-éditorial étouffé

 

Le 7 juin 2004 fera date, comme un jour de honte pour la presse française. Selon un communiqué publié dans Le Monde, "Pierre Péan, Philippe Cohen et [l'éditeur] Fayard renoncent à toute nouvelle publication du livre La Face cachée du Monde", qui a fait énormément de bruit début 2003. Le quotidien du soir et sa Société des rédacteurs, Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel et Alain Minc, "prenant acte des déclarations faites et de l'engagement pris par leurs adversaires, se désistent de leurs actions [contre eux]. Ils ne s'interdisent toutefois pas d'agir en justice à l'encontre de toute publication qui citerait ou reprendrait des passages du livre qu'ils estiment diffamatoires ou injurieux."

Il n'y aura donc toujours pas de véritable débat public sur les pratiques journalistiques douteuses du Monde et sur la non moindre malhonnêteté du travail de Pierre Péan et Philippe Cohen. L'absence de procès en échange de cette garantie de censure constitue une transaction opérée par un journal qui se présente comme un porte-drapeau de la liberté d'expression... La presse aurait crié au scandale pour bien moins, si par exemple une entreprise classique avait conclu un tel accord. Mais le poids du corporatisme journalistique est ce qu'il est, en France.

Cette affaire met également à nu une escroquerie éditoriale. Elle aura permis d'écouler plus de 200000 exemplaires d'un essai présenté à tort, par beaucoup de médias, comme une remise en cause du journalisme français. Le lancement a donné lieu à une polémique sans lendemains, en effet, et sans véritables critiques, à quelques exceptions (lire les critiques, plus bas). D'un côté, il y a eu le clan corporatiste qui refuse le principe même que l'on puisse critiquer des journaux français. De l'autre, les alliés aveugles des auteurs de La Face cachée du Monde, souvent unis par une haine non dissimulée des dirigeants de ce journal et du capitalisme personnifié par Alain Minc. Bernard-Henri Lévy dans Le Point et Daniel Schneidermann ou Pierre Marcelle dans Libération, ont illustré de façon lamentable ce partisanisme borgne, se montrant incapables de reconnaître les torts du Monde ou des auteurs.

Cet excès de manichéisme, cette incapacité d'élever le débat à une remise en cause du journalisme à la française, la non-dénonciation des fautes commises par Péan-Cohen, ont instauré un dialogue de sourd qui devait aboutir à l'accord liberticide annoncé le 7 juin 2004. Si l'essai, publié par un département de Fayard, avait été le fruit d'une enquête et d'une écriture rigoureuses, Le Monde n'aurait pas pu proposer cette opération omerta aux auteurs et à leur éditeur.

Bien que commercialement avantageuse, l'affaire a été piteuse dès ses prémices. Il y a eu d'abord le discours anti-journalisme d'investigation de Pierre Péan dans les interviews de présentation de son livre. Puis la complicité active de L'Express, hebdomadaire qui a publié des extraits du livre, suivie du silence coupable du Figaro (sur la demande de son patron, Yves de Chaisemartin). Le quotidien aujourd'hui contrôlé par le groupe Dassault a cependant fini par publier un long article sur La Face cachée... le 8 juin 2004. C'est à dire 16 mois après sa parution, pour évoquer l'arrangement entre ennemis. L'auteur de ce papier des pages "saumon", Emmanuel Schwartzenberg, s'est montré très complaisant avec les partis en litige, allant jusqu'à désinformer les lecteurs du Figaro au sujet du métier d'essayiste. La Face cachée du Monde contiendrait "des erreurs manifestes inhérentes à ce type de projet", selon Schwartzenberg, dénigrant au passage les essais et documents fiables et rigoureux.

Dénonciation en partie fondées sur Le Monde, mais inégales et même ignominieuses, parfois. Travail bâclé de deux essayistes et de leur éditeur, pourtant réputés pour Péan et Fayard. Refus de s'expliquer de la part des dirigeants du Monde. Organisation d'une illusion de débat dans les médias, concentré sur le trio Colombani-Plenel-Minc. Puis pour terminer, un enterrement habillé en médiation de la Justice, avec le consentement et le mensonge par omission de certains journaux… La presse française n'a décidément pas le courage de discuter sur les pratiques professionnelles de ses journaux et de ses journalistes.

Les textes qui suivent datent de mars 2003, au moment de la parution de La face cachée du Monde. Ils annonçaient la fin piteuse d'un livre devenu l'objet d'un accord déshonorant.

 

La chasse de meute lancée par La face cachée du Monde (FCDM) a pris une tournure excessive. On ne peut pourtant pas m'accuser de complaisance avec Le Monde ! S’il s’agit d’un début de procès des médias, alors je ne comprends pas pourquoi on contourne LA QUESTION à se poser aussi: "Et la déontologie du magazine Marianne - dont Cohen est un des responsables - comparée à celle du Monde???" Car la FCDM, c’est également un livre co-écrit par un ingénieur de chez Trabant (Cohen & Marianne) qui se plaint de Mercedes (Le Monde). S'attarder sur les embardées trop fréquentes de Colombani-Plenel-Minc, les trois chauffards "arrogants" qui conduisent ce dernier, c'est très bien. Mais il faudra à un moment ou à un autre s'interroger sur les différences de performance entre Trabant et Mercedes, n'en déplaise à Jean-François Kahn, qui se place toujours sur le terrain idéologique pour échapper au débat sur le manque de rigueur de son hebdomadaire.

Contrairement à ce qu'insinuent Péan-Cohen, le quotidien du soir est loin d'avoir des défauts qui lui seraient spécifiques, en effet. Les auteurs commettent l’erreur de minimiser les défauts du Figaro, de Marianne ou de L'Express par exemple, au point de disculper cette dernière rédaction quand elle s’ouvrit au groupe Dassault. Il n’est pas étonnant, finalement, que les dirigeants du Monde attaquent L'Express pour avoir publié les bonnes feuilles de l’essai (les meilleures, en fait). Si l’hebdomadaire était dans son droit de divulguer certaines dénonciations très justes du duo Péan-Cohen, il a eu tort de ne pas critiquer AUSSI un livre qui contient PAR AILLEURS et DE TOUTE EVIDENCE trop d'erreurs et de propos inutilement diffamatoires:

 -- 1) Péan-Cohen n'ont pas interrogé des journalistes accusés d'avoir publié des articles malhonnêtes (solliciter le point de vue du trio qui dirige Le Monde ne suffisait pas). On peut me faire le même reproche avec Bévues de presse, mais il ne tient pas: mes critiques sont exclusivement basées sur le contenu des articles, sur leurs contradictions ou leurs approximations évidentes, sur le manque de sources citées. L’anonymat de celles-ci peut se comprendre chez Péan-Cohen, mais ils ont commis une faute en ne verrouillant pas mieux leur enquête: leur démonstration se basant surtout sur l'interprétation des raisons qui poussent Le Monde à publier tel ou tel papier, ils auraient dû demander le point de vue des journalistes auxquels ils prêtent des allégeances et des mauvaises intentions.

-- 2) A la décharge des deux auteurs de la FCDM, le fait qu’ils n'aient pas sollicité l'avis des rédacteurs incriminés est à la limite du tolérable, vu le thème de leur enquête. Le Monde a toujours les moyens de leur répondre, en effet, contrairement aux autres institutions attaquées dans des livres, et qui ne contrôlent pas des médias. Il faut également tenir compte de la difficulté de publier des critiques argumentées de la presse, qui peuvent faire l’objet de pressions, en France tout particulièrement. J'ai moi même été victime de la peur du Seuil qui, après avoir signé un contrat et versé un chèque, a renoncé à publier mon essai.

-- 3) L'extrême partialité de Péan-Cohen, qui veulent nous démontrer que Le Monde est devenu beaucoup plus tendancieux et malhonnête depuis 1994. Peut-être, mais alors je ne comprends pas que sur 633 pages ils ne reviennent pas plus en détail sur des horreurs journalistiques qui ont été reprochées au quotidien dans les décennies passées (ils passent rapidement sur sa bienveillance initiale a l'égard de Pol Pot par exemple). J'étais jeune à l'époque, mais je me souviens d'un certain Philippe Boucher, cité dans la FCDM, qui s'était acharné contre Giscard à la fin de sa présidence. Etait-ce pire que Plenel-Gattegno et leur volonté de nuire à Mitterrand-Chirac-Dumas, même si c’était moins voilé? Le livre aurait au moins dû faire ce type de comparaison, pour prouver qu'avec Colombani c'est vraiment plus pernicieux qu'avant.

-- 4) Les auteurs reprochent au Monde - et à Bruno Frappat - de ne pas avoir évincé Edwy Plenel quand il a fait un faux scoop sur les finances du Parti socialiste à partir du Panama. Ils citent en exemple Le Canard enchaîné qui se serait séparé de son journaliste André Rougeot, lorsqu'il publia un livre accusant les ex-ministres François Léotard & Jean-Claude Gaudin du meurtre de Yann Piat. Mais ces accusations ne sont pas comparables, car une magouille est moins grave qu'un meurtre, et parce que la faute de Plenel était bien plus ponctuelle que celle de Rougeot. De plus, contrairement à Frappat qui a fini par reconnaître l'erreur de Plenel, les dirigeants du Canard enchaîné ont été plus vagues, publiant des contrevérités pour atténuer la faute de leur rédacteur (plus de détails dans le chapitre III de Bévues de presse).

-- 5) Le chapitre 25 de la FCDM, un des plus importants du livre, est intitulé "Des comptes à la Enron". Il m'a plus atterré par le manque de rigueur de Péan-Cohen, que par ce qui est reproché au trio infernal Colombani-Plenel-Minc. La comparaison avec Enron est malhonnête: les deux auteurs auraient pu se contenter d'intituler le chapitre "Des comptes à la Vivendi"...

-- 6) Au lieu de recouper les chiffres, dans ce chapitre 25, Péan-Cohen ont fait ce qu'ils reprochent aux journalistes d'investigation: les porte-voix. Ils se basent surtout sur l'avis d'un expert anonyme, qui fait beaucoup de commentaires de café du commerce. C'est du n'importe quoi à certains moments, et cela décrédibilise l'ensemble des propos, qui semblent souvent justes, pourtant. Un exemple: les auteurs et leur "interlocuteur" disent (page 585) que Le Monde bénéficie de l'intégralité des résultats de sa filiale Le Midi Libre. Or on apprend, dans un chapitre précédant, que ce dernier n'est pas détenu à 100% par Le Monde. Péan-Cohen sont flous sur ce plan, ce qui constitue une autre faute pour les grands enquêteurs qu’ils prétendent être.

-- 7) De manière générale, la FCDM contient beaucoup (trop) de coquilles, et s’avère être une enquête très microcosmique, comme la plupart des essais sur la vie politique en France. Les auteurs ne montrent pas qu'ils ont vraiment enquêté dans le sud, par exemple, au sujet de cette acquisition majeure des Journaux du Midi. Dans ce cas précis, ils semblent s'être contenté de renseignements transmis par des informateurs ponctuels, comme l’ancien journaliste du Monde Alain Rollat.

-- 8) Les auteurs font excessivement feu de tout bois, en prenant des lance-flammes là où des allumettes - un travail plus rigoureux et minutieux - aurait crédibilisé davantage leur dossier à charge. Je note aussi la complaisance des journalistes qui les ont interrogé, et qui leur ont reproché seulement des fautes bénignes. L’inquiétant, pour les mœurs médiatico-politiques en France, c’est que c’est peut-être le caractère outrancier qui a plu.

Ce match entre les couples Péan-Cohen et Colombani-Plenel va se terminer par un 1 à 1 (ou plutôt par «minus 1» à «minus 1», car tous vont sortir ternis de cette histoire). Cela va probablement se résumer à un dialogue de sourds, faute de FCDM suffisamment impartial et sérieux. Dommage, car les bonnes feuilles publiées dans L'Express laissaient présager plus de rigueur d'ensemble.

 

 

Deux critiques publiées dans L’Agglo-Rieuse, le Canard enchaîné de Montpellier, qui est la deuxième ville du Monde :

 

"Deux diables" selon la filiale du Monde (5 mars 2003)

Le Midi Libre du 28 février 2003 a publié deux papiers assez affligeants pour répondre au livre accusatoire contre les dirigeants du Monde. Tout d'abord un édito intitulé "Les sabots du diable", de Noël Jean Bergeroux (NJB), celui qui fut intronisé par Jean-Marie Colombani à la tête du groupe Journaux du Midi, qui regroupe les intérêts du Monde dans la presse quotidienne régionale. NJB réfute l’enquête de Péan-Cohen au moyen d’arguments financiers et d’incantations d'ordre historique. Beaucoup de paranoïa, aussi, avec la référence aux anciens ennemis du Monde, comme Le Temps, son éphémère concurrent dans les années 50.

Dans un encadré, le directeur de la rédaction Alain Plombat en appelle à «l’histoire et accessoirement la justice» pour décider quel crédit accorder aux accusations de Péan-Cohen. Ben voyons, il est bien connu que contrairement aux juges et aux historiens, les journalistes n’ont pas à estimer si un livre est bon ou pas...  Il est vrai que c’est plus prudent pour le dir-rédac de ne pas trop se prononcer sur la valeur du livre, car qui peut jurer que les dirigeants du Monde vont conserver leurs postes?

Plombat ne parle que de fric, ensuite: "Non le Midi Libre n'est pas un tiroir-caisse du Monde" dit-il en substance. Ce dernier "n'a touché que 1% de dividendes" sur les capitaux investis depuis 3 ans dans le groupe de presse montpelliérain, il paraît. Un peu court comme réponse, car une maison mère peut profiter d’une filiale de diverses façons, et pas seulement d’une ponction sur les bénéfices.

En résumé, sur une demi-page au total, on a droit à un rejet en bloc d'une enquête qui n'est pourtant pas seulement tissée de "haines recuites", pour reprendre une expression de NJB.

 

Le maljournalisme de Péan-Cohen (12 mars 2003)

La FCDM est le fruit d’une enquête très microcosmique, autour du trio Colombani-Minc-Plenel. Le Monde fait une acquisition majeure avec Midi Libre, L’Indépendant et Centre-Presse? Pierre Péan et Philippe Cohen n’ont visiblement pas enquêté à Montpellier, où siège pourtant le groupe Journaux du Midi, propriétaire des trois quotidiens régionaux. Ils semblent s'être contentés de renseignements transmis par des informateurs ponctuels, comme l’ancien journaliste du Monde Alain Rollat. C’est léger pour un «document» de 1054 grammes, ou de 633 pages, encensé par beaucoup de journalistes!

Le duo «enquêteur a bâclé son travail par négligence, et déséquilibré son argumentation par une mauvaise foi qui respire de leur écrit. Dommage, car Péan-Cohen posent aussi des questions pertinentes sur l’affairisme de la classe médiatique française.

 La réaction du Midi Libre, qui a botté en touche face aux attaques du livre, ou celle de La Gazette de Montpellier, qui a reproduit des extraits sans aucune critique (28 février), est consternante. Les deux journaux montpelliérains auraient pourtant pu relever les contrevérités ou imprécisions distillées par Péan-Cohen sur des sujets qu’ils connaissent. Quand José Frèches est présenté comme une victime du trio du Monde, sans souligner aussi que l’ancien patron du groupe de presse languedocien n’a pas été un grand gestionnaire. Ou quand ils ne relatent rien de l’impact du Monde sur les rédactions des Journaux du Midi. (...)

 Jean-Pierre Tailleur

 

 

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