François Ruffin, fondateur du journal
alternatif Le Fakir, a écrit ce qui suit au sujet du quotidien
Le Courrier picard. Pour en savoir plus
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Le naufrage
tranquille
"Ce journal est une injure
quotidienne pour ceux qui l'ont fait il y a une quinzaine d'années.
" En balade avec ses enfants, un reporter lâche ça dans un soupir.
Et le syndicat SNJ-CGT renchérit : " Le Courrier
passait pour une exception impertinente dans le paysage de la presse
quotidienne régionale ; c'était il y a vingt ans, c'était il y a
vingt mille lecteurs de plus . " [1]
Hier surnommé le " Libé de province ",
le Courrier picard s'est converti en "
porte-parole des institutions ". Dixit un ex-chef d'agence de
l'Oise, qui a démissionné, lassé d'appartenir à cette " courroie de
transmission des politiques qui bafoue l'esprit même du journalisme
". Voilà notre quotidien régional. L'histoire d'un naufrage -
d'abord moral, ensuite financier.
" Dans les
années 70, se souvient Sylvestre Naours, on publiait des papiers
terribles. Toute une série sur les harkis… ou sur 'être jeune à
Amiens'… Aujourd'hui, même Ouest-France, ils vont
voir les politiciens du coin, ils leur demandent s'ils ont fumé un
joint. Nous, on fait ça, c' est pas possible, on va choquer les
lecteurs. " Depuis six mois, un an, deux ans, avez-vous entrevu,
dans le Courrier, l'embryon d'un début d'enquête ?
sur les logements sociaux ? ou sur l'argent des parkings ? ou sur ces
villages qui ont voté Le Pen ? ou sur la pollution de la Somme ? ou
sur n'importe quoi d'autre ? Ne cherchez pas : rue Alphonse Paillat,
ce mot - " enquête " - est proscrit du vocabulaire : "
Les affaires, ça n'intéresse pas nos lecteurs, tranche Arnauld
Dingreville, rédacteur en chef. Ce qu'ils attendent de
nous, c'est le fait-divers qui s'est passé à côté de chez eux, si son
équipe de foot a gagné ou perdu, le concours de belote à la salle des
fêtes. Bref, de la pro-xi-mi-té . " [2]
Pas de
vagues, pas de remous
Autre avantage de cette
récréative " proximité " : elle ne dérange guère les pouvoirs -
économique ou politique. " Le jour où les
Magnetti-Marelli sont descendus dans la rue, quand même 700 emplois
supprimés, on a titré sur 'Miss France de retour en Picardie'. Faut
faire people et creux. " Magistrats, patrons, élus, s'accommodent
fort bien de ces " concours de belote " et autres " Miss France " -
qui ne troublent guère l'ordre régnant dans leurs prétoires,
entreprises ou collectivités. " C'est la nouvelle
ligne éditoriale, regrette un journaliste. La
direction ne veut surtout pas de vagues, surtout pas de remous. Tout
ce qu'elle demande, c'est qu'on fasse lisse. " La formule revient
dans toutes les bouches : " pas de vagues… pas de
remous… faire lisse… "
Avec pareil objectif,
qu'exiger de ses journalistes ? Qu'ils exercent le moins possible leur
métier. Qu'ils se concentrent sur " l'info-service ". Qu'ils dénoncent
" une foire trop bruyante " en guise de courageuse transgression. Et
qu'importe que les ventes plongent, puisque le journal sert des
intérêts supérieurs. Qu'importe ce désastre éditorial, aussi, pourvu
que les responsables du Courrier -
" fiers de s'être agrégés au microcosme des 'décideurs' et de frayer
avec les autres 'élites' de l'Etablissement " [3]
- préservent leurs amitiés mondaines : " Un soir,
Collet [président du CP] va dîner avec Désérable
[président de la CCI]. Le lendemain Delemotte
[directeur du CP] avec Gest [président du Conseil
Général], ou avec d'autres huiles. Ils vont se
retrouver dans des clubs, voire dans des loges, connaissent les
prénoms de leurs enfants… Tu crois qu'ils ont envie de voir leur petit
copain, à la Une, le lendemain, 'Untel a piqué dans la caisse' ? "
Proche
du pouvoir
Ces connivences, le SNJ
les dénonce ouvertement : " La hiérarchie ne manque
pas une occasion de faire pression sur [Michel Maïenfisch, chef du
bureau d'Amiens], de manière souvent très insidieuse.
Par exemple : 'Au lieu de raconter la vérité sur la foire-exposition,
allez plutôt…' " [4]
C'est qu'au lieu de protéger " des pressions exercées par les notables
sur le contenu du journal ", [5]
les dirigeants s'en font les relais. Jusqu'à procéder à des mutations
/ punitions : de Michel Jacq à Compiègne, pour insoumission. De Benoît
Delespierre à Corbie, pour son " Je t'aime - moi non
plus " avec Gilles de Robien. Sans oublier les jeunes précaires,
qu'on déboulonne pour un mot de travers. Jusqu'à obtenir
l'encéphalogramme plat dans les colonnes. " On cire
toutes les pompes qui se présentent ! " rigole un syndicaliste.
" Oui,
tonne le SNJ-CGT, la politique rédactionnelle du
Courrier picard n'a plus d'autre consistance que
de ne pas faire de vagues, quand ce n'est pas de complaire aux
puissants ; oui, cette démission professionnelle a une large part de
responsabilités dans la fuite de notre lectorat . " [6]
Chalands et abonnés désertant, on leur substitue d'autres revenus : le
Conseil régional achète gentiment ses pages de publi-reportage -
rédigées par des journalistes maison, ni plus ni moins impertinentes
que le reste du journal. Et le Courrier a
remporté, sans trop se forcer, un fabuleux marché : l'édition d'Entreprises
80, le mensuel de la chambre de commerce... dont le directeur de
publication n'est autre que Michel Collet, président du
Courrier picard. Un gage supplémentaire
d'indépendance, sans doute. Ou, pour citer un ancien salarié,
" un moyen de nouer des liens plus étroits avec le
monde patronal. "
" Proximité ", d'accord
- mais proche de qui ?
Localiers contre rubricards
La " nouvelle formule ",
lancée en septembre 2000, brosse les notables dans le même sens du
poil. Outre une maquette rafraîchie, l'organisation fut "
rationalisée " : " Il n'y a plus de service
enquête-reportage, explique un journaliste. Plus
personne ne suit le palais de justice, l'agriculture, l'urbanisme, les
logements... Ils ont complètement cassé les rubricards pour renforcer
les locales, pour mieux couvrir les fêtes en maison de retraite et les
concours de dominos. " Ne suivant plus aucun dossier, les
rédacteurs perdent leur capacité d'initiative, et collent donc à
l'agenda des institutions : offices de tourisme, missions locales,
conseil général, sociétés d'économie mixte, etc. Sautant d'un sujet à
l'autre, ignorant l'historique des projets, ils ne risquent pas de
gêner leurs interlocuteurs, de nuancer l'optimisme de ces "
responsables ".
Un rubricard "
enseignement " avait donné des sueurs froides à la nomenklatura
amiénoise. Un article décapant sur l'école de commerce (financée par
la CCI et, à l'époque, dirigée par un adjoint à la ville d'Amiens),
bloqué, en dernière minute, par le rédacteur en chef. Un voyage d' "
affaires " du même adjoint vers des îles lointaines et chaudes... qui
vaudra au journaliste une condamnation pour diffamation [7]
et le courageux " soutien " de sa direction, enclenchant une procédure
de licenciement. Ca lui apprendra à exercer son métier !
A " casser les
rubricards " et à tout miser sur " la pro-xi-mi-té " (inlassable
rengaine), on évite de semblables désagréments.
Place
aux dociles
Cette " nouvelle formule
" s'est accompagnée, également, d'une redistribution des places. Le
rédacteur en chef, Arnauld Dingreville, débarqué de
France-Soir, ne présentait un profil ni trop insolent ni trop
gauchiste. Il n'arrivait avec, dans ses mallettes, aucun projet de
cellule investigation (comme il en existe, par exemple, à
L'Est républicain). Aucune ambition de réveiller
la démocratie locale ou autres fadaises. Au contraire :
" Vous savez que, ici, c'était tendu entre la mairie
et le journal. Un de mes objectifs, c'est de faire vraiment de mon
mieux pour que ça s'arrange. " Ce contrat-là, au moins, est
rempli, jusqu'à combler d'aise un Gilles de Robien : "
Le Courrier picard s'est beaucoup beaucoup
amélioré. " C'est dire si cet édile est photographié sous toutes
les coutures…
Malgré la lassitude
ambiante, une nomination souleva un mini-tollé : celle du chef de la
locale Amiens. Poste clé, au coeur des réseaux [8].
La direction choisit le rédacteur le plus " rampant ", - et à ce titre
guère estimé de ses collègues . [9]
Aussitôt, c'est le
branle bas de combat, menaces de grève, etc, et la commission
paritaire des rédacteurs, consultative, désigne Philippe Fluckiger. Un
cégétiste notoire, jolie plume, proche du PCF... dont la Ville avait,
dans les années 90, demandé en vain le renvoi. Découvrant ce choix, la
hiérarchie faille s'étouffer : voilà qui ruinerait ses agapes avec
employeurs et élus. Elle retoque donc le trouble-fête. A défaut de
pouvoir imposer un " couché ", elle se contentera d'un journaliste "
courbé " : Michel Maïenfisch. Un fait-diversier - " doué " dans ce
domaine. Bien avec les Renseignements Généraux, bien avec la police,
bien avec les gendarmes, bien avec tout le monde. Des accointances de
bonne augure. Depuis, ce professionnel n'a déçu personne. En tout cas,
pas les maîtres de la ville, qui peuvent gérer en paix - avec le
silence du " contre-pouvoir ".
Tous
responsables
A instruire le procès -
exclusif - de la direction, et de ses acolytes, et de l'actionnaire
Crédit Agricole, on se tromperait sur les causes. Car le Mal est
ailleurs. Le poison est en chacun des salariés.
La " notabilisation ",
d'abord. Ce piège ne paralyse pas seulement le sommet - mais presque
toute une rédaction, qui vieillit et qui vieillit sur place. En
Picardie depuis vingt ou vingt-cinq ans, au même poste depuis une ou
plusieurs décennies, ces journalistes tutoient maire, sénateur,
entrepreneur. Des exemples ? Qu'on cite un " grand reporter " - et
correspondant du Monde - chargé de couvrir la
Région… bien informé, puisqu'il passe pour un intime de Charles Baur.
Ou encore, le sympathique chef d'agence à Beauvais… qui pousse la
déontologie jusqu'à taire (ou presque) les démêlés judiciaires de
Jean-François Mancel [10].
Ou alors ce reporter qui, à une manif contre l'aéroport, rigolait avec
Alain Gest - dont le père travaillait au Courrier.
" Mais ils sont copains comme cochons ! " s'exclamera un passant.
Les jeunes loups de
l'après-68 ont perdu leurs dents pour mordre. Ils ont " fait leur trou
", c'était fatal. Mais derrière, où est la relève qui viendra les
renverser - et irriguer les colonnes du Courrier
d'un sang neuf ? Derrière, la relève ne vient pas. La relève a peur.
La relève a appris le silence : " Quand t'es en CDD, me conseillera un
encarté SNJ-CGT, 1, tu fermes ta gueule. 2, tu fermes ta gueule. 3, tu
fermes ta gueule. "
Car c'est parmi ces
jeunes - qui demeurent longtemps précaires, souvent plusieurs années -
que la direction taille dans la masse salariale : en 2001, une
demi-douzaine de " contrats à durée déterminée " furent écrémées [11].
Enfants de la crise - sociale et des idées -, guère porteurs de
drapeau, " manquant de combativité " (le refrain des quinquas), la
nouvelle génération ne rêve que de " trouver une place ", et de la
garder. Quitte à se plier - sans effort - à ce journalisme convenu et
convenable, sans risque et sans révolte, qui satisfait tant la
hiérarchie (et qu'enseignent, s'adaptant à la demande, les écoles de
journalisme ou les facs de communication).
Un nid
de haines
La crise, bien que
différemment, a aussi frappé les vieux de la vieille. Un sexagénaire
au bord de la retraite témoigne : " Moi, je suis d'une
génération qui pouvait se balader. T'étais plus content ? Tu te
cassais à la Voix du Nord ou à Libé.
Maintenant, ce sont des années de piges, des CDD, un salaire
dérisoire. Depuis quinze ans, on ne bouge plus et on accumule des
frustrations. "
Résultat, tous les
anciens restent. Avec leur amertume, leurs brouilles, leurs rancoeurs
- qui marinent dans cette entreprise-cocon. Le
Courrier picard, c'est un nid de haines - où chacun médit de ses
collègues, ultime joie. Cette désunion explique que, malgré les sautes
d'humeur, le dessein (inconscient) de la direction - mourir sans bruit
- avance bon train. Face à elle, les syndicats reculent en ordre
dispersé - CFDT, CFTC, SNJ, SNJ-CGT, FO, CGC, CNT - sachant que chaque
groupuscule se divise en sous-fractions, et qu'on se tire dans les
pattes entre les sous-sous-chapelles. Des jalousies de bureau et des
conflits de pouvoir, que la forme coopérative renforce encore.
Démission collective
Au vu ce charmant
climat, on comprend " tous ces gens qui manifestent
leur mal-être dans l'entreprise en n'y foutant rien ou en tombant
malade " (un reporter). L'armée mexicaine du
Courrier - franchie la quarantaine, qui n'est pas " chef " d'un
truc ? - se retrouve à l'infirmerie. Quant aux " bonnes plumes ",
embourgeoisées et/ou épuisées, elles renoncent en série. François
Moratti a donné sa démission à l'automne dernier. Berty Robert, à son
tour, a déserté la presse régionale - où " les sujets
d'initiative deviennent impossibles ". Philippe Houbart, pour les
pages " France " ou " Monde ", recopie les dépêches de l'AFP. Retiré
dans son grand bureau, Jacques Béal produit son grand œuvre - des
livres en série sur La Baie de Somme,
Les Oiseaux des bois et autres
Picardie, mon amour. Philippe Lacoche, à la locale d'Abbeville, se
consacre (parfois avec talent) à un autre genre - le roman. Sylvestre
Naours se concentre sur ses papiers pour Libération
ou Le Nouvel Observateur. Comme si l'écriture
n'avait plus sa place dans le Courrier picard - pour lequel suffisent
des articles-alibis qui viendront justifier la fiche de paie...
La volonté s'étiole, et
la paresse prend le relais : " Des communiqués de
presse, j'en ai passé des tonnes et des tonnes. Par facilité. T'en
prends trois ou quatre, tu les repompes à ta sauce, et t'as rempli tes
pages pour la journée. " Et c'est ainsi que " le Courrier picard
réussit chaque jour à se rendre inutile à un nombre
croissant de lecteurs" [12]
Sans ce renoncement,
tous les autres maux ne pèseraient rien. Mais voilà :
" On est tous éteints ". La résignation écrase les employés :
" Nos lecteurs, ils sont nés ici, ils ont vécu ici,
ils sont à la retraite, leurs parents sont à la retraite, ils mourront
ici. Et nous avec. " Un projet d'avenir vraiment enthousiasmant…
Alors, qu'espérer encore de cette société coopérative ? Un sursaut
collectif ? Une remise en cause - sur le fonctionnement de
l'entreprise et le contenu du quotidien ? Personne n'y croit, et la
plupart s'en foutent. Chacun attend la retraite ou ses jours de RTT,
tandis qu'un rêve social est en train d'expirer : un journal qui
appartenait à ses salariés.
[1]
Tract du syndicat SNJ-CGT du Courrier picard, daté
du 4 juillet 2002.
[2]
Entretien qui s'est déroulé à l'arrivée d'Arnauld Dingreville, en
septembre 2000. Avec un tel programme, qu'on ne s'étonne pas si c'est
à Amiens, ville la plus « intellectuelle » du département - forte
présence d'étudiants, d'enseignants, etc - que les ventes chutent le
plus vertigineusement. Soit dit aussi en passant,
Fakir se veut un journal « local », tout en pensant qu' « une
autre proximité est possible ».
[3]
Alain Accardo, Journalistes au quotidien, éditions
Le Mascaret, p 30. Dans le même ordre d'idée, cette remarque de Noam
Chomsky : « Un jour, un étudiant américain l'interroge : 'J'aimerais
savoir comment au juste l'élite contrôle les médias ?' Il réplique :
'Comment contrôle-t-elle General Motors [un constructeur automobile] ?
La question ne se pose pas. Ca lui appartient.' » (Cité par Serge
Halimi, Les nouveaux chiens de garde, p 32).
[4]
Tract du SNJ (syndicat différent du SNJ-CGT), daté du 29 juin 2002.
[5]
Idem.
[6]
Tract du syndicat SNJ-CGT, daté du 4 juillet 2002.
[7]
Cette désormais compagne n'étant, à l'époque, officiellement, que la
« secrétaire » du directeur, le journaliste avec entouré cette
fonction de guillemets et de sous-entendus.
[8]
« La hiérarchie, souvent sans grand rapport avec celle des
compétences, joue un rôle déterminant dans la maîtrise de
l'information. La clef du rapport entre le pouvoir local et le journal
passe par le choix du chef d'agence », note Philippe Descamps dans
"Misère du journalisme de province", Le Monde
diplomatique, novembre 1996.
[9]
Qu'importe ici son nom, décrire le profil du candidat idéal suffit. On
a déjà assez d'ennuis comme ça, inutile de se farcir un procès avec un
has been qui n'a jamais « été ».
[10]
Président du Conseil Général de l'Oise et longtemps président du RPR,
« Jef » remplissait, entre autres, ses chariots de courses personnels
aux frais de son Département. Un syndicaliste enrage : « Le
Parisien est censé être à droite, c'est pourtant lui qui a tout
sorti dans l'Oise. Ils nous ont donné des leçons… mais à voir comment
on traite Mézin, Baur ou Gest, on ne les a pas retenues ! »
[11]
Dix licenciements étaient prévus, chiffre revu à la baisse suite à un
mouvement social. Cette chute des effectifs se traduit, fatalement,
par une nouvelle dégradation du contenu - si c'est encore possible :
moins de rédacteurs sont contraints de « remplir » autant de pages, ce
qui garantit un recours toujours plus massifs aux communiqués de
presse des institutions.
[12]
Tract du syndicat SNJ-CGT, daté du 4 juillet 2002.