Le Pen, le 21 avril 2002 et la faute de la presse

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Bévues de presse

Essai pour un vrai débat sur le maljournalisme

 

Les journaux refusent de reconnaître leurs vraies responsabilités...

et censurent ceux qui en parlent

 

Le question-réponse qui suit (1) a été rédigé par un journaliste de La Croix qui a interrogé Jean-Pierre Tailleur pendant une heure. Ce texte devait être publié dans le cadre d'un dossier d'une double-page sur "les médias et le vote Le Pen", un mois après le drame qui a secoué la France. Mais Brunot Frappat a imposé à sa rédaction la censure de l'auteur de Bévues de presse, sans raisons avouables.

Ce témoignage a été remplacé en catastrophe par (2) les propos très généraux et complaisants du sociologue Daniel Bougnoux. Lire plus bas, ainsi que (3) l'avis d'un journaliste moins langue de bois. 

 

(1) INTERVIEW CENSURÉE

L'accession de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle a surpris tout le monde. Quelle est la responsabilité des médias ?

Elle se situe tout d’abord à travers la façon d’utiliser les sondages d’opinion. Cela me rappelle le nuage de Tchernobyl : dans beaucoup de pays étrangers, on annonce des pourcentages avec les marges d'erreur, alors qu’en France, les mêmes données sont assénées comme si elles étaient exactes. L’abus de ces sondages dans les journaux devrait inquiéter plus que leurs approximations, et les journalistes se trompent en accusant en premier lieu l’Ipsos ou la Sofrès. Il s’agit d’une mauvaise méthode de marketing, qui consiste à promouvoir les titres en misant sur la publicité accordée aux sondages par les bulletins radio. Je crains que ces pratiques, symptômes de "maljournalisme", reprennent de plus belle. L’autocritique dans les médias, nécessaire et saine, ces dernières semaines, a contourné une question essentielle, en effet : ne fallait-il pas investir plus et mieux dans des reportages sur les malaises qui expliquent le vote Le Pen ? De même, au lieu de juger les journaux à travers leurs éditos, il faudrait avant tout évaluer la qualité et la densité de leurs enquêtes.

 

Est-ce à dire que les journalistes sont coupés de "la France d'en bas" ?

Il ne faut pas généraliser, il y a aussi de très bons hommes de terrain dans les rédactions. Mais notre culture journalistique reproduit trop ce que nous reprochons aux énarques: une vision parfois éloignée et simpliste de la réalité. Cela s’illustre dans l’intérêt excessif pour la dimension "people" de la politique, comme cela a été le cas avec le duo Chirac-Jospin. Les médias ont ainsi été les premiers à creuser le fameux fossé entre l'élite, qu'elle soit de gauche ou de droite, et des citoyens lambda qui se sentent mal représentés.

 

Les déclarations du député socialiste Julien Dray concernant le traitement de l'insécurité à la télévision française vous paraissent-elles justifiées?

Oui, en partie. J’ai été surpris par l’importance accordée à certains faits divers, comme cette agression dont a été victime un vieux monsieur de la région d’Orléans la veille du premier tour. Mais je constate qu’il est beaucoup plus facile de s’en prendre à TF1, accusé de sur-médiatiser l’insécurité, que de critiquer les journaux qui ont occulté les drames vécus dans nos «banlieues». Il faut condamner aussi les rédactions politiquement correctes qui pratiquent l’omerta sur des sujets dits sensibles. Plutôt que de clamer que l'on parle trop des violences urbaines, alors que celles-ci font partie de la réalité, assurons-nous qu’elles sont couvertes avec justesse. Si les médias évoquaient ces questions de façon plus directe et dépassionnée, cela permettrait aux hommes politiques de traiter avec davantage de courage et de sérénité un thème central : le lien entre délinquance et faillite de l'intégration à la française. Pour prendre un exemple, il est regrettable que la plupart des journaux aient attendu près d’un an, fin 2001, avant d’enquêter sur les agressions contre des bâtiments et des membres de la communauté juive. Pourquoi? Parce que les principaux coupables identifiés sont des arabo-musulmans solidaires de la cause palestinienne, comme un exutoire. De même, il aura fallu attendre le 11 septembre ou le match France-Algérie, durant lequel La Marseillaise a été sifflée, pour que les médias s’intéressent vraiment au manque d’intégration ou à l’islamisme dans nos villes. Avec des reportages souvent remarquables, mais en retard de plusieurs années.

 

Dans votre livre, vous critiquez le rôle de la presse quotidienne régionale (PQR). Quelle est sa part de responsabilité?

Nous souffrons d’un déficit démocratique à cause d’une PQR qui remplit insuffisamment sa première mission, l’information de proximité. Comme je le rappelle, le cas de Zacarias Moussaoui, le terroriste devenu le Languedocien le plus connu au monde, est éclatant. Le Midi Libre, journal dominant dans cette région, n'a pas informé plus que la télévision ou la radio. Lorsque cette histoire individuelle a été révélée, il a même enquêté moins que Libération localement. Pas d’investigation en bonne et due forme pour tenter de comprendre pourquoi un jeune de Narbonne peut se transformer en intégriste. La PQR ne fait pratiquement rien pour couvrir ces malaises de la France profonde. Ce manque d’enquêtes incite le monde politique « républicain » à s’en tenir à des discours lénifiants, laissant la sonnette d’alarme à des politiciens extrémistes, avec la délicatesse qu’on leur connaît...

 

Ce question-réponse a été rédigé à partir des demandes de précisions envoyées par le journaliste de La Croix. Voici ce que le journal a préféré publier dans le cadre de son enquête intitulée «Les médias face au miroir de la présidentielle» (30 mai 2002):

 

 

(2) INTERVIEW PUBLIÉE

ENTRETIEN avec Daniel Bougnoux, Professeur de sciences de l'information et de la communication à l'université Stendhal de Grenoble:

 

L'ampleur de la mobilisation en faveur de Jean-Marie Le Pen a surpris tout le monde, y compris les journalistes. Comment l'expliquez-vous?

Daniel Bougnoux: Les médias se sont résignés à considérer la politique comme fade et non événementielle. Pour l'ensemble des journalistes, le second tour devait voir s'affronter Jacques Chirac et Lionel Jospin. Or, aucune élection n'est écrite d'avance, le politique n'est pas calculable. C'est ce que les classes politique et médiatique avaient oublié. C'est pourquoi l'on n'a pas remarqué les courbes des sondages, celle ascendante de Jean-Marie Le Pen, et celle descendante de Lionel Jospin.

 

Les médias portent-ils une part de responsabilité?

Oui, si l'on considère qu'ils ont fait chorus avec l'idée selon laquelle les programmes de Chirac et de Jospin étaient identiques. Ils ont fait le «jeu» des extrêmes par ce cadrage paresseux du premier tour, par cette égalisation un peu dédaigneuse des programmes.

Cela est à rapprocher d'un certain dégoût issu de la cohabitation, montrant la gauche et la droite s'enchevêtrant comme deux boxeurs à bout de force, et qui se soutiennent l'un l'autre, alors qu'ils sont K.-O. La complexité croissante de l'environnement social et économique crée sa part négative de bêtise, de passion, d'impatience, et peut faire rêver parfois à de brutales simplifications.

L'un des rôles des journalistes politiques, c'est de redonner le goût du débat. Les médias, de ce point de vue, ont une tâche de désenchevêtrement, d'élucidation des différences. Il faut réapprendre à choisir. Le retour du politique doit être le retour d'une culture de l'argumentation, du débat critique. Il faut éclairer le réel, et ne pas se contenter d'anecdotes, de rumeurs, d’une vision privée de la chose publique.

 

Pensez-vous que les médias ont correctement traité les problèmes actuels de la société française?

L'information est anxieuse: elle regarde d'abord ce que les autres regardent. Ce phénomène de clôture du monde médiatique sur lui-même est une tendance presque constitutive de cette profession, qui crée des convergences. Dans la course à l'actualité, les médias courent souvent dans le même sens... Il faut penser l'information en termes d'éclairage. Lorsque le projecteur est braqué à un endroit, il ne l’est pas ailleurs. Et les médias, comme les hommes politiques, ont vite fait d'appeler réelle la zone éclairée. Ainsi, le vote pour Le Pen traduit une exaspération et une colère dont ni les politiques ni la classe médiatique n'ont pris la mesure.

 

 

(3) LE TEXTE QUI SUIT A ÉTÉ ECRIT PAR UN ANCIEN JOURNALISTE DE LA PRESSE REGIONALE POUR UNE LETTRE CONFIDENTIELLE (Le Courrier du Club de la presse de Montpellier, été 2002). LES MÉDIAS QUI ONT PRÉTENDU TIRER LES LEÇONS DU 21/4/2002 N'ONT PAS PUBLIÉ CE TYPE DE PROPOS:

 

Tous ensemble. . . dans le mur !

Je l'avoue: l'attitude de la majorité de mes confrères à l'égard du Front National me fascine. Au loup! Au loup! s'époumonent-ils. Et je les vois depuis quelques années se livrer à un journalisme d'incantation, très éloigné de ce que les pontifes de la profession prônent d'ordinaire. . .  Bref, dès qu'il s'agit du Front National, tous les dogmes les plus sacrés partent en fumée. La partialité devient la règle. L'absence d'objectivité est recommandée. La malhonnêteté intellectuelle sanctifiée.

Je m'en amuse. Depuis que j'ai pris – à mon corps défendant – quelque distance avec cette estimable profession, j'observe que le journalisme s'éloigne de moi tout autant que je me suis éloigné de lui. Et comme il me reste quelques traces de cet esprit mal tourné qui me semblait l'une des vertus cardinales de notre métier, j'observe. Par exemple,  quelques jours avant le premier tour des législatives, [le quotidien régional] Midi Libre exposait avec force cartes et explications savantes les diverses racines de la montée du FN dans notre midi. Holà, me suis-je dit, voilà qui va sans doute donner à réfléchir à ces 40% de Beaucairois qui ont choisi Jean-Marie!

Mais je me disais aussi que,  tout exhaustif que se prétendait ce travail, il avait négligé un paramètre. Comment ne pas le voir? C'est flagrant. Plus il y a de papiers stigmatisant le FN dans Midi Libre, plus on y trouve de "politologues" éditorialisant, moralisant, anathémisant, et plus le FN monte. On peut j'en suis sûr en faire la démonstration chiffrée: la montée du FN dans notre région est directement proportionnelle à la quantité des articles qui lui sont opposés.

Je plaisante, bien sûr. Enfin d'ailleurs, pas tout à fait. Car je pense sincèrement qu'un problème réel est cette pensée unique, de «gôche», qui s'est emparée des rédactions. Une enquête de Marianne le révélait il y a quelques années: 75 ou 80% des journalistes professionnels de France y affirmaient voter à gauche. Cela me semble de toute évidence une anomalie regrettable qu'une profession censée refléter les opinions d'une nation soit si peu représentative de sa diversité. Miroir, mon beau miroir…

Sincèrement, si j'étais tenté par le Front National – imaginons…-  je crois que la lecture de tous ces articles, avec leur côté primaire, leurs sottises, leur manque de distance et d'humour, je crois, oui je crois bien que tout cela me conforterait plutôt dans mon vote. De la même façon que le déchaînement hystérique de France Inter, que par ailleurs j'aime bien, avant l'élection présidentielle me semblait plutôt une incitation au vote Front National.

Non, voyez-vous, je ne crois pas qu'à eux seuls les médias peuvent changer l'opinion d'un pays. Je ne crois pas non plus qu'ils la font, même si bien sûr ils l'influencent. Mais je pense que notre profession, dans ce genre de tourmente, doit se raccrocher mordicus à ce qui a fait sa grandeur depuis qu'elle existe: l'indépendance d'esprit, la liberté, l'insolence, la non-soumission aux discours dominants. Des faits, des enquêtes, des opinions qui soient des opinions et non pas la répétition à l'identique de ce que dit l'air du temps.

Une dernière chose. Un journaliste d'ici a fait un livre assez remarquable - Bévues de presse - sur quelques défauts fondamentaux de notre presse. Il semble que – singulièrement ici - une conspiration du silence se soit créée autour de ce livre. Même le Club de la Presse que nous avions créé pour qu'il soit un lieu pour ce genre de débat, même le Club de la presse a participé de ce complot. Voilà ce qui pour moi fait monter le Front National.                Rémy Loury

 

NB: Le Courrier du Club a parlé de Bévues de presse au moment de sa sortie, mais il a fallu attendre une année avant qu'une rencontre soit organisée. Le livre a pourtant été écrit dans la même ville.

 

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