Bévues de Presse

"Ecrire et editer"

 

Essai pour un vrai débat sur le maljournalisme

 

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© Ecrire & Editer (août-septembre 2002, mensuel sur les relations entre auteurs et éditeurs)

 

Du maljournalisme à la française

 

Après avoir [travaillé] pour des journaux aussi divers que Le Monde diplomatique, El País ou La Dépêche du Midi [en tant que freelance], Jean-Pierre Tailleur s'est fait une petite halte pour enquêter sur son propre métier et en décortiquer les travers. En résulte une enquête poil à gratter qui ne va pas lui faire que des amis.

 

Q – Votre enquête ne s’attaque pas aux "grands" dérapages médiatiques, mais à une sorte d'amateurisme ambiant du journalisme français. Pourquoi avoir choisi la paille plutôt que la poutre?

JPT - Il s’agit plutôt du choix des petits ruisseaux qui font les grandes rivières, et provoquent des inondations parfois. Les couacs journalistiques déjà médiatisés – “guerre du Golfe” et “Timisoara” pour résumer – ne sont pas les plus intéressants. Ils sont liés à des événements historiques uniques, en effet, et mettent surtout en cause des désinformateurs roumains ou des militaires américains. Il me paraît plus instructif d’ausculter le maljournalisme à travers des “bévues” courantes, et totalement imputables à des rédactions françaises.

 

Q – Vous évoquez souvent les "modèles" journalistiques anglo-saxon ou espagnol. D'où viennent selon vous ces différences avec les pratiques françaises?

JPT - Je n’ai pas de positions tranchées concernant des supposés “modèles” étrangers. Je constate simplement que les rédactions américaines couvrent mieux leurs fautes professionnelles, de même que les médiateurs de El País sont plus exigeants que ceux du Monde. J’ai remarqué aussi que la presse quotidienne de la France profonde est particulièrement sous-développée, en terme de qualité d’information destinée à des citoyens responsables. Les intellectuels qui débattent sur les maux de la société française ne discutent pas de ce déficit médiatique, ce qui peut expliquer aussi ce manque d’exigence.

 

Q – La carence d'éléments factuels, la théorisation à tous crins est une constante du maljournalisme français que vous décrivez. Pourquoi cette "tare" culturelle, particulièrement observable en presse écrite?

JPT - La "subjectivité" de certains pseudo-reporters n’est souvent qu’un prétexte pour faire passer deux «pilules»: manque de travail de terrain et malhonnêteté intellectuelle. Ceci dit, je ne suis pas d’accord avec la deuxième partie de votre question. Du Vrai journal de Karl Zéro sur Canal Plus à Envoyé spécial su France 2, il arrive que la télévision diffuse aussi des reportages biaisés. La seule différence est que les journaux imprimés ou bien l’émission Arrêt sur images, sur France 5, en parlent plus librement.

 

Q - Comment expliquez-vous la résistance de la corporation à l'institution d'un Conseil supérieur de la presse (CSP), type Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en télévision?

JPT - Il y a de bonnes et de mauvaises raisons. Un “CSP” peut être liberticide, pouvant être tenté de critiquer le contenu des journaux sans se limiter aux respects des règles professionnelles. De toute façon, j’imagine mal la presse française mettant en place un tel organisme. Dans Bévues de presse, je montre le corporatisme de certaines missions d’étude sur le secteur, qui ont accouché des rapports d’une médiocrité particulièrement affligeante. Il faudrait plutôt élargir les brèches ouvertes par Arrêt sur images ou par les médiateurs du Monde et de France 2, avec une ligne plus incisive.

 

QLe Canard enchaîné est une victime inattendue de votre enquête. Vous stigmatisez par exemple sa complaisance vis-à-vis du livre L'Affaire Yann Piat, co-écrit par un de ses journalistes. N’est-ce pas là plutôt une “bévue d'édition”?

JPT - Oui, mais pas seulement. Lorsque Flammarion a lancé ce document, fin 1997, Le Canard en était plutôt fier. J’ai également constaté que l’hebdomadaire fait souvent du “maljournalisme”, par manque d’enquêtes rigoureuses. L'Affaire Yann Piat a été attaqué pour les accusations infondées qu’il contenait, et que Le Canard n’avait pas publiées telles quelles. Mais c’est à tort que l’on a confiné ce scandale à un désastre éditorial: il est surtout l’aboutissement de mauvaises pratiques journalistiques.

 

Q – Votre ouvrage devait paraître initialement au Seuil, qui était allé loin dans le processus éditorial. Mais cette maison dit avoir abandonné le projet sur les conseils de son avocat. Quelles conclusions en tirez-vous?

JPT - Tout d’abord, qu’il est plus difficile de publier une critique étayée par des faits, qu’un pamphlet rempli d’accusations hasardeuses, comme on en voit fréquemment. Je reste rêveur, aussi, en pensant qu’au même moment, Le Seuil publiait le récit des ballets roses de Catherine Millet, livre moralement plus condamnable que mon traité du maljournalisme... Soit on m’a menti, soit une grande maison d’édition se laisse influencer par des mauvais avocats. Car j’attends toujours la centaine de procès en diffamation que ces derniers prédisaient.

 

Propos recueillis par Marc Autret

 

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